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Compte-rendu : Matelot bistrot - Le Pauvre Matelot selon Christian Gangneron

Voici un quart de siècle que Jacques Bona chante avec fatalisme le père dans ce Pauvre Matelot ! Ses comparses-sinon le formidable et étreignant ami de Jean-Baptiste Dumora nouveau venu qui y étrenne son baryton martin ardent (quel beau Pelléas il ferait certainement !) - ont eux aussi vécu dans l’ouvrage de Cocteau et de Milhaud depuis quelques lustres. Le spectacle de Christian Gangneron n’a rien perdu de son impudeur – assurée par la proximité physique des chanteurs et du public, par leurs échanges yeux dans les yeux – et gardé toute sa verve où pointe l’esprit du cabaret réaliste de l’entre deux guerres autant que la poésie orphique (inversée ici en tous points, c’est la femme qui tue l’homme pour ne l’avoir pas reconnu).

Madeleine Milhaud a bien eu raison de donner une seconde vie à cet elliptique chef d’œuvre – pas une note pas un mot en trop – en autorisant l’ARCAL à faire voyager la version pianistique de bistrot en bistrot. Pour beaucoup elle aura constitué une initiation au monde éloigné, voire abscons, de l’opéra, porté par l’impact physique de la voix des chanteurs, une révélation. Le spectacle a aussi visité les structures carcérales, montrant en prison et devant des prisonniers un crime à l’œuvre, suprême audace. Car il y a du transgressif à tous les étages dans la pièce de Cocteau, et dans la musique de Milhaud un recours aux musiques de genre qui pimentent le réalisme de l’affaire pour le hisser à la hauteur du mythe.

Tous furent admirables, de la femme de Claudine Le Coz au marin haut perché et tentant le diable d’Eric Trémolières, de Bona, père impuissant et réaliste qui en deux gestes invente un vrai cinéma d’acteur, à cet ami si généreux selon Dumora qui rend le marteau à temps pour l’assassinat, criminel par procuration, et peu importe que mis à part ce dernier, la justesse fut plus qu’aléatoire, l’enjeux est ailleurs. Chaque personnage montre dans la langue de Cocteau combien il est ambigu, ni noir ni blanc, c’est dans l’interstice justement que la fatalité et le mal se glissent pour faire une mort.

Cette mort justement, que des années durant les spectateurs ne voyaient qu’en se levant et en se poussant des coudes – le coup de marteau meurtrier était donné alors que le marin dormait allongé à terre – Christian Gangneron et Jean-Paul Davois la donnent à voir de façon emblématique, le marin s’endormant sur le bar, étreignant son sac. Tous voient le coup fatal, et sa suite logique lorsque la femme redresse sa tête et fait voir au père le profil du mort. Scène belle comme l’antique, finement éclairée.

On frémit, le retour aux vraies lumières du bistrot donne la nausée, on était mieux dans l’horreur du spectacle que dans la banalité de la vie. La parfaite Olga Vassilieva referme l’histoire d’une boucle de son piano, qu’elle avait joliment ouverte avec quelques musiques d’ameublement, le temps que spectateurs et chanteurs trouvent leurs marques. La tournée est finie, le sac, le marteau, la table, la chaise, les projecteurs retrouvent le dépôt, Bona quitte le père, Le Coz la femme, Trémolières, victime consentante, ne mourra plus, l’ami sera orphelin de sa joie de vivre presque incongrue. On ferme ! A moins que, d’ici quelques années, Le Pauvre Matelot ne revienne tenter le sort sur de nouveaux zincs.

Jean-Charles Hoffelé

Milhaud/Cocteau : Le Pauvre Matelot - Nantes, Café des Facultés, le 31 mai 2010

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Photo : DR
 

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