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« L’Opéra est un art fragile » - Une interview de Ludovic Tézier par François Lesueur
Digne héritier de Plançon, Endrèze, Blanc ou Bacquier, Ludovic Tézier est sans doute le baryton le plus accompli de sa génération. Musicien exemplaire et interprète racé, cet adepte du travail bien fait, cet artisan tour à tour sculpteur et bâtisseur d’une voix, d’un timbre et d’une technique est aujourd’hui l’un des rares chanteurs français à s’être imposé sur les plus grandes scènes, dans un répertoire aussi large que maîtrisé : Tchaïkovski, Mozart, Wagner, Massenet, D’Indy ou Verdi ne lui font pas peur, mieux encore, il les chérit et nous les fait savourer. Après Eugène Onéguine, il est à nouveau à l’Opéra Bastille cette fois dans Le Nozze di Figaro dirigées par Philippe Jordan, du 26 octobre au 24 novembre.
Vous commencez cette nouvelle saison à la Bastille avec Eugène Onéguine, un rôle que vous connaissez bien pour l’avoir interprété notamment à Milan et à Toulouse : avant d'en parler que pensez-vous du retour de cette production ancienne signée Willy Decker, par rapport à celle de Dmitri Tcherniakov qu'avait choisie Gérard Mortier il y a deux ans ?
Ludovic TEZIER : On m'en a dit beaucoup de bien ; les options choisies étaient très fortement marquées, très théâtrales, je crois. J'aurais aimé voir ce spectacle mais n’étais pas disponible à cette période. Pour le public il me semble très intéressant de pouvoir disposer de propositions aussi différentes en l'espace de deux saisons, car en matière de mise en scène les créateurs ont vraiment la place pour exprimer leurs idées et leurs concepts, parfois pour le meilleur et quelquefois pour le pire.
Vous qui avez déclaré que Werther était le rôle qui vous avait le plus apporté en scène, quels sont les aspects du personnage d’Onéguine qui vous intéressent le plus. Son côté éternellement décalé est-il toujours une des clés de votre interprétation ?
L.T. : Pour moi le rôle d'Onéguine, vu du public, est difficile à saisir ; il est assez antipathique, n'a pas le beau rôle, ce qui d'ailleurs plutôt surprenant, un rôle-titre ayant rarement le "mauvais" rôle. La lecture au premier degré est intéressante car, sans aller très loin, Onéguine est dans une posture, qui est le fruit d'une éducation. C'est un citadin de l'époque, qui s'oppose à la province, qui sait vivre en société, connaît les bonnes manières. Il est fier, a le respect de l'étiquette qu'il considère comme quelque chose d'important ; en prenant cette posture, il devient désagréable par rapport aux provinciaux, plus sympathiques, plus directs et la confrontation de ces deux mondes, le sien et celui de Tatiana, crée des étincelles, car il n'est ni hautain, ni méprisant mais, faute de pouvoir se livrer, de pouvoir dire je t'aime, ou je te hais, c’est ce qui finit par se dégager de sa personnalité. Pour se protéger, il se cache dans des costumes bien taillés. Si cela fonctionne pendant un temps en société, tout cela éclate un beau jour et cette révélation touche le public ; à ce moment son costume devient trop étroit et inadapté à ce qu'il est devenu et à la pression qu'il a accumulée.
Ce rôle permet-il vraiment de développer tous ces aspects ?
L.T. : Non, il manque un acte, c'est évident ! On peut tout dire d'un tel personnage avec brio, mais si on ne peut pas faire passer l'idée qu'il a totalement changé en quelques minutes, toutes ces réflexions ne servent à rien. C'est comme quelqu'un qui aurait une musicalité superbe et que l’on n’entendrait pas à deux mètres. Il est difficile de ne pas le rendre binaire, car son changement est brutal. A son retour il a vécu et sa chère société lui pèse tout à coup. Il se demande comment il a pu vivre de cette manière si longtemps. J'aime ce changement radical, cette cassure, même si tout cela est difficile à transmettre. On apprend plus en parlant d'Onéguine qu'en le jouant.
Après cette œuvre le public pourra vous retrouver dans les célèbres Noces de Figaro réalisées par Strehler où vous incarnerez le Comte, une autre figure de séducteur. De quelle manière passez-vous d'univers esthétiques aussi différents que ceux dépeints par Da Ponte et par Pouchkine ?
L.T. : J'aimerais bien avoir des trucs, pouvoir ouvrir des tiroirs et trouver ce dont j'ai besoin, mais non, ma réponse risque d'être plate. Face à une œuvre il faut être sincère, avoir lu le texte, l'avoir tourné, retourné dans sa tête, l'avoir fait sien. Passer d'Onéguine à Almaviva ne pose pas de difficulté car en entrant en scène on se retrouve devant Susanna et l'on sait immédiatement que l'on ne risque pas de rencontrer Tatiana. Et puis ces opéras sont tellement bien écrits, que dès les premières notes nous savons non seulement qui l'on est, mais également où l'on est. Lorsqu’Onéguine dit sèchement "Enchanté", la musique souligne cette phrase naturellement et il suffit de mettre les choses à leur place. J'en suis à ma troisième production d'Eugène Onéguine, mais je ne compte plus celles des Noces.
On vous a beaucoup vu à Paris ces dernières années, Ford au TCE, Posa, Albert et Werther à la Bastille. Vous a-t-il été facile de gérer le coup d'accélérateur qu'a subi votre carrière ?
L.T. : Ma carrière a indiscutablement évolué, en termes de notoriété, mais je n'ai pas l'impression d'avoir travaillé plus qu'avant. Mes contrats sont seulement signés avec des établissements de plus grandes renommées et de ce fait la médiatisation est plus importante. Ma quantité de travail a peu changé, j'ai cependant remarqué que les gens s'attachaient davantage à moi : si il y a eu accélération, elle est vraiment affective. Cela est très agréable et très touchant. Pour être honnête je n'y croyais pas, car lorsque je chante devant 2000 personnes, il m'est impossible de bien les saisir. J'ai toujours refusé de me juger à l'aune des applaudissements, car il m'arrive souvent de ne pas être parvenu à ce que je voulais atteindre, ce qui explique pourquoi je peux avoir cet air sombre et dubitatif face à une salle plutôt satisfaite. Le public a, dans bien des cas, conscience que les interprètes peuvent être malades, indisposés et que la représentation demeure fragile. Cela nous confronte à un miroir. Le courant passe la plupart du temps entre la scène et le public, je me souviens même avoir chanté devant des demi-salles où ceux qui étaient là étaient heureux d'y être. Je me suis méfié du public, mais aujourd'hui je suis touché par la fidélité que certains auditeurs manifestent à mon égard.
Il y a encore quelques années il n'était pas rare de lire à votre sujet que votre présence scénique n'était pas tout à fait au diapason de votre voix. Avez-vous conscience du travail accompli et savez-vous précisément depuis quand et grâce à qui, cet aspect de votre personnalité artistique a évolué ?
L.T. : Oui tout à fait et sans ambiguïté, car j'ai fait la connaissance de ma femme Cassandre Berthon, également chanteuse et actrice étonnante, il y a exactement six ans sur une production de Don Giovanni. Cassandre m'a proposé d'être mon troisième œil. Tout ce qui a pu être corrigé l'a été, car de mauvaises habitudes avaient été prises, mais j'avais la volonté de m'améliorer. Certains metteurs en scène n’ont pas eu le temps de me faire devenir acteur, d'autres m'ont donné des ficelles, je possédais donc une sorte de boite à outils. Incarner un personnage est quelque chose de très sincère, mais je me rends compte que le meilleur des compliments est de me dire combien Onéguine ou le Comte, est fort, brutal, ou émouvant. Je ne souhaite pas que l'on voie Ludovic Tézier en scène, seul le personnage doit ressortir ; c’est pourquoi j'essaie toujours de me faire oublier. Ce que les spectateurs découvrent sur scène ne sont que des propositions. Lorsque je démarre un rôle, j'aime m'imprégner des décors, des costumes, qui m'aident à concevoir les personnages très précisément. Après je peux me tromper, mais vous voyez, à Strasbourg mon Posa (Don Carlo) était en costume de ville, ce qui m'a permis d'imaginer un personnage libre dans son corps et dans chacun de ses mouvements, alors qu'à Toulouse la vision du metteur en scène était inspirée des toiles de Vélasquez et l’on m'a reproché d'être trop raide. Mais que je sache la cour d'Espagne n'était pas un modèle de liberté et de gaîté ; il s'agissait de deux propositions opposées. Mais il faut reconnaître que j'ai toujours beaucoup travaillé par plaisir et apprendre à me comporter scéniquement, en confiance, m'a beaucoup aidé. Nous travaillons en duo pour la scène et pour la voix et par chance nos goûts sont proches.
L'été dernier vous avez inscrit un nouveau rôle à votre répertoire, celui de L'Etranger de Vincent D'Indy au Festival de Radio France-Montpellier, spécialisé dans les œuvres oubliées. Quel souvenir garderez-vous de cette prestation et de l'investissement demandé?
L.T. : Nous avons eu le bonheur Cassandre et moi de nous retrouver ensemble sur ce projet. Le rôle de L'Etranger est surprenant, car il ne prend son sens qu’à partir du moment où l'on entend l'accompagnement orchestral. J'ai mis du temps à l'apprendre alors que je suis plutôt rapide, en production à Barcelone, ce qui n’était pas facile, mais cette expérience valait la peine : nous avons travaillé ma femme et moi quatre heures par jour pendant trois semaines. Je remercie René Koering d'avoir compris combien j'étais heureux de chanter avec mon épouse. Humainement cet Etranger a été un grand moment, j'ai retrouvé un chef que j'admire, Lawrence Foster, que je n'avais pas revu depuis quinze ans, un être équilibré, qui aime la musique et ceux qui la font. C'était passionnant.
Cette saison Onéguine, Le Comte, Ford à Barcelone, mais surtout votre premier Luna à Bordeaux et à Paris, nouvelle incursion dans le domaine verdien après Posa et Enrico et avant Germont l'été prochain à Aix. Comment caractériseriez-vous les difficultés vocales et techniques liées à cette catégorie de baryton ?
Non, je ne chanterai pas Luna, il s’agit d’un gros malentendu. Cette nouvelle va finir par se savoir, car beaucoup de personnes continuent de croire que je ferai partie de la distribution alors que je n'ai pas accepté de participer à ce projet. Depuis deux ans on me pousse à chanter ce rôle que j'ai jugé trop difficile, car trop haut ; je l'ai dit, mais on a laissé traîner. C'est dommage pour Thierry Fouquet à Bordeaux ; à force de ne pas communiquer et de faire comme si tout allait bien, on arrive à un regrettable imbroglio. Pour une prise de rôle, je n'avais pas assez de repos entre chaque représentation et j'ai préféré ne pas signer le contrat. Posa est dans l'élégie, Luna dans la colère et leurs caractères induisent des couleurs vocales qui demandent à aller être cherchées. Il y a différents types de barytons Verdi, car Macbeth ne ressemble pas à Posa, même si certains ont interprété les deux. L'âge compte également et pour ma part, ce rôle est prématuré. Les difficultés de l'écriture verdienne sont liées au drame et au théâtre. Verdi a su créer des personnages d’une épaisseur psychologique incroyable, mais qui peut être dangereuse car elle risque de faire perdre la musicalité. Aller trop loin dans l'expression théâtrale peut s'avérer dangereux pour un chanteur, car bien que le bel canto demeure, il faut donner et exprimer l'énergie. Si nous nous laissons emporter par la théâtralité, nous pouvons nous mettre en danger et en contrepartie, si nous ne donnons pas assez de théâtre, nous risquons d'être à côté. Tout ceci est très compliqué. Heureusement sous les voix, l'orchestre n'est pas chargé, tout est parfaitement écrit.
Vous êtes l'un des rares chanteurs de votre génération à faire référence aux grandes voix du passé et aux témoignages discographiques qu'elles ont laissés : comment expliquez-vous le manque d'attention ou de curiosité de vos confères, qui n'éprouvent pas toujours l'intérêt de se cultiver par ce biais ?
L.T. : Ce n'est pas bon signe, notre société est en crise par rapport aux anciens. Je les ai toujours respectés, car ils ont l'expérience, ont essayé des choses avant nous, ce qui ne doit pas nous empêcher d'accomplir notre chemin. L'opéra n'est pas un art à inventer, mais à préserver, à chérir, tel un sanctuaire que l'on nous a légué. Il faut le transmettre en apportant sans chercher à le révolutionner. L'opéra est un art fragile, certes les œuvres sont toujours là, mais pour combien de temps ? Je ne suis pas très optimiste. Nous sommes globalement en danger : le disque a été touché par la perversion auditive qu'il a induit et puis les Callas, Domingo, Pavarotti, n'existent plus aujourd'hui, personne ne campe plus devant un opéra pour entendre une star. A force de faire descendre les divas de leur piédestal, leurs pygmalions sont devenus plus importants et ne considérer l'opéra que par la mise en scène n'est pas très bon ; plus que jamais l'équilibre entre les deux est à retrouver.
Manfrino, Deshayes, Bou, Vourch, Laconi, Massis, Gens, Piau, Uria-Monzon, Naouri, Beuron, Dessay, Alagna, vous même, la liste des artistes français reconnus est longue : peut-on enfin parler d'un chant français de qualité internationale, sans susciter de polémique ou remuer de vieux souvenirs ?
L.T. : Au vu de cette liste non exhaustive, on peut se dire qu'il y a une relève, mais il serait faux de croire qu'il y a eu un creux. Je pense que les chanteurs français ont toujours existé mais n'ont pas toujours été employés. Souvenez-vous de Michèle Lagrange, elle a beaucoup chanté, mais son art a été sous-estimé. A son époque il y avait des artistes français, mais il était de bon ton de faire appel à d'autres. Certains de nos chanteurs ont été sacrifiés ! Aujourd’hui la relève est là, mais cela prouve une fois encore qu'il n'existe en France ni école, ni mouvement. Le français est franc-tireur, c'est comme ca, ce qui produit des caractères très attachants, car aucun ne ressemble à l'autre, chacun possède sa propre signature. Alors que les artistes étrangers reçoivent des formations plus solides, mais également plus standardisées, ce qui donne cette impression de répétition. En France il y a dix huit manières de chanter. Parmi ceux que vous avez cités, chacun est à sa place, car il apporte ce qu'il a à apporter, n'est pas dans le préfabriqué. Mais attention, gardons-nous bien de juger cette génération qui semble pléthorique, de Paris, qui n'est pas le centre du monde. Ceux qui voyagent sont rares, ils ont souvent mauvaises presse, car nous ne sommes pas faciles à cerner. Mais il y a aussi et heureusement des cas atypiques, comme Dessay, qui est hors norme.
Comment voyez-vous la concurrence qui vous est faite, à vous barytons et qui vient d'un célèbre ténor, Placido Domingo pour le nommer, qui a choisi d'aborder Rigoletto, après Simon Boccanegra?
Je pense qu'il n'y a pas de mal à se faire du bien et qu'avec une telle carrière il peut se faire plaisir. Pour l'avoir rencontré je peux vous assurer qu'il s'agit d'une personnalité absolument adorable. Mais pour être franc je vous dirai que sa version de Rigoletto n'est pas celle que je recommanderais.
Propos recueillis par François Lesueur, le 24 septembre 2010
Mozart : Les Nozze di Figaro
Opéra Bastille
A partir du 26 octobre 2010
Calendrier des représentations sur : www.operadeparis.fr
La représentation du 3 novembre sera retransmise en direct sur France 3 à 20h 35
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