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L’art de tirer les bonnes manettes - Une Interview de Kader Belarbi, prochain Directeur du Ballet du Capitole
L’an prochain, Nanette Glushak, talentueuse danseuse balanchinienne et meneuse de compagnie, lui cèdera la place à la tête du Ballet du Capitole. Pour l’heure, celui qui fut l’une des étoiles les plus étranges et les plus attachantes de l’Opéra de Paris, par son aura mystérieuse et son profil de médaille, crée pour la maison qui deviendra la sienne, une grande œuvre comme ce chorégraphe en devenir aime à les bâtir : inspirée par la Reine Morte, à partir de Montherlant certes, mais surtout de la terrible légende de ces Tristan et Iseult en terre portugaise. Kader Belarbi, qui semblait presque étranger à lui-même lorsqu’il promenait sa silhouette de prince d’Orient sur la scène, comme sorti d’une nostalgique miniature persane, tire les fils de sa longue histoire avec la danse, et parvient enfin à s’identifier et à pénétrer ses propres vouloirs. Rencontre avec un personnage en quête d’auteur.
Votre départ de l’Opéra, c’était hier ! Comment l’avez-vous perçu ?
Kader BELARBI : Quitter l’Opéra fut un moment douloureux, j’y avais passé trente-trois ans ! Mais en même temps, je crois au cycle de la vie et de la mort, et j’ai toujours pensé à ce terme avec une anticipation très calme. Sans doute parce que danser ne fut pas une vocation pour moi. J’ai suivi ce cursus d’une manière indéterminée. Mon père était militaire, je suis né en France, mais c’est surtout ma mère, à Amiens et à Grenoble, qui m’y a poussé. Pour moi c’était alors une forme de sport, qui induisait une camaraderie. C’étaient aussi des échanges culturels avec d’autres villes, qui me laissent de jolis souvenirs.
Ensuite, à l’Opéra, je fus très sensible à l’atmosphère, mais je n’ai jamais rêvé d’être danseur étoile. Je me souviens qu’en 82, deux années après mon entrée dans le corps de ballet, je me suis demandé : est-ce que la danse est un métier ? Je travaillais comme un fonctionnaire, malgré la magie du théâtre, et pour moi la danse était un état d’esprit. Jusqu’au choc de l’arrivée de Noureev dont je me souviens très fortement : lorsque quelqu’un de sa dimension vient vous voir et vous dit que vous allez faire l’Elu du Sacre du printemps, on prend conscience qu’un regard s’est posé sur vous. A l’époque j’étais encore dans le corps de ballet. Ce fut alors une drogue : toujours plus.
Vos plus grands bonheurs à l’Opéra ?
K.B. : Travailler avec Kylian, Petit, Robbins, Neumeier, Pina Bausch, Mats Ek dont j’ai tant aimé danser la Giselle. J’ai voisiné avec les plus grands, sans parler de Noureev, dont les chorégraphies étaient parfois aberrantes mais en même temps enrichissantes. Je me souviens combien j’ai souffert pour Roméo et Juliette : je ne pouvais jamais regarder ma partenaire dans les yeux, lui dire que je l’aimais, il y avait des croisements de bras incroyables, il fallait se tordre, à droite, à gauche. C’était une torture.
Mais en même temps, j’ai adoré danser Raymonda et La Bayadère.
Comment avez-vous vécu votre glissement vers la chorégraphie ?
K.B. : La chose s’est faite assez précocement puisque j’ai créé pour l’Opéra dès 1991. Je me suis vite rendu compte qu’en moi, le chorégraphe récupérait les expériences de danseur, et que cela pouvait devenir - encore cette interrogation -, un métier. Et surtout qu’il me fallait décanter toutes mes expériences avec les grands que j’ai nommés. Pendant les trois années qui ont suivi mon départ de l’Opéra, en 2008, j’ai appris qu’on ne peut pas tricher avec soi-même, et qu’il me fallait défendre le langage auquel j’avais été formé, tout en cherchant constamment à ouvrir la danse classique aux codes d’aujourd’hui. Puis il y a eu ma rencontre avec le Ballet du Capitole, qui m’amène à cette prise de fonctions en 2012, même si je ne pensais pas vraiment à une direction de troupe dans l’immédiat. Je découvre ce qu’est être responsable d’un groupe humain, la tempérance et la mesure que cela nécessite. Heureusement, j’ai tout mon temps pour préparer ce nouveau chemin.
Comment se profile votre programmation ?
K.B. : Je ne l’ai pas encore dévoilée, puisque je ne prends mes fonctions que dans un an, mais je continuerai l’œuvre de Nanette Glushak. Je ne souhaite aucune rupture et me pose en généraliste avec deux ou trois grands ballets classiques par an. Mais j’ai suffisamment exploré, durant ce parcours solitaire, toutes sortes d’horizons de danseurs pour savoir combien une compagnie doit rester vivante, ce qui implique l’échange du chorégraphe avec les danseurs. Dans les ballets que je leur ai fait travailler à Toulouse, notamment Liens de table et A nos amours, j’ai vu combien les nouvelles formes que je leur indiquais les perturbaient. Mais ils ont su s’adapter sans se fourvoyer. Ils sont fragiles, et je veux qu’ils puissent rayonner, je vais beaucoup m’attacher à la diffusion de notre travail, tenter de reprendre les tournées, et parfois, si je pense que je n’ai pas l’interprète idéal sous la main pour une production, faire appel à un invité : Noureev disait qu’il fallait donner à manger aux danseurs, et en ce sens, un regard sur un talent venu de l’extérieur peut les intéresser.
Pour La Reine Morte, vous restez fidèle à la forme du grand ballet classique ?
K.B. : Tout à fait, l’histoire m’a fasciné, comme celle de Hurlevent que j’ai traitée en 2002, et le narratif ne me fait pas peur. Pour moi, l’abstraction n’existe pas. Je souhaite simplement élaguer l’apparat de la forme académique, qui m’a souvent pesé, car je trouve qu’elle occulte l’humain. En fait seules les passions humaines m’intéressent véritablement et mes goûts picturaux, qui sont chez moi une préoccupation récurrente, presque aussi présente que la danse, m’on amené à choisir des couleurs fortes pour caractériser les personnages, avec l’aide d’Olivier Bariot pour les costumes et Sylvain Chevallot pour les lumières. Quant aux musiques, j’ai pensé à des pages espagnoles anciennes, mais finalement j’ai trouvé dans Tchaïkovski le support idéal de cet affrontement de passions tragiques. Et avec le soutien de Vello Pähn, grand chef estonien habitué du répertoire chorégraphique, à Paris et Hambourg notamment, et de la musique russe, je suis comblé.
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux
La Reine Morte : Toulouse, Théâtre du Capitole, du 26 au 30 octobre 2011
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Photo : Grégory Batardon
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