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Musique et cinéma – The Artist - Une interview du compositeur Ludovic Bource - « La musique fait office de dialogues dans The Artist »
Le muet est mort, vive le muet ! Quel compositeur de musique de film ne rêverait pas aujourd’hui d’un film sans dialogues où son travail serait écouté avec la plus grande attention ? Ludovic Bource a tenté ce pari fou pour le film The Artist initié par son ami réalisateur Michel Hazanavicius. Le résultat ? Un hommage musical rendu aux plus grands compositeurs de l’âge d’or du cinéma hollywoodien (1). Une aubaine inouïe pour Ludovic Bource dont le parcours a été jalonné de hauts et de bas. De l’accordéon au piano en passant par le classique et le jazz, il revient en toute modestie sur son parcours en évoquant son travail, ses références et le bel avenir qui s’ouvre à lui.
Vous avez découvert la musique … grâce à l’accordéon.
Ludovic Bource : C’est arrivé complètement par hasard à l’âge de 8 ans. Dans le quartier où j’habitais jeune, deux enfants jouaient de l’accordéon et j’ai tout de suite été subjugué pas sa sonorité. J’étais surtout jaloux de les voir faire danser les adultes avec cet instrument, au premier regard improbable. Après quelques leçons décevantes, j’ai rencontré le musicien et professeur Jean Raffray qui a décelé en moi un potentiel musical à développer. Sa méthode basée sur celle de Jean Astier et Joss Baselli était très moderne et m’a permis de découvrir les grands classiques ainsi que le jazz.
Vers l’âge de 11 ans, j’ai commencé à faire des bals. Lors des mariages par exemple, on commençait à jouer à la sortie de l’église, pendant le déjeuner et toute l’après-midi, jusqu’au petit matin. Puis à 13 ans, j’ai commencé le piano que j’ai étudié à Saint-Brieuc avec Anne Magadur. Déjà à cette époque, j’aimais improviser sur les partitions classiques en effectuant des variations sur plusieurs thèmes. Ce fut souvent le cas avec Bach. Je suis ensuite allé à l’école de musique de Vannes avant de me lancer à 19 ans dans le Jazz au CIM de Paris. J’ai alors multiplié les concerts d’improvisations et de variétés afin de gagner ma vie. Ce fut une période assez difficile, mais bénéfique. Je me suis construit par le biais des rencontres et par moi-même pour en venir à The Artist.
A quel moment le cinéma s’est-il imposé pour vous ?
L. B. : Lors de ma rencontre avec Michel Hazanavicius en 1995. Un ami commun nous a présentés alors que je venais de faire un album avec un groupe de fusion/métal qui s’appelait Sept ! Michel a repéré trois morceaux qui lui semblaient très cinématographiques. Nous avons dès lors travaillé ensemble sur plusieurs publicités. Mon premier long travail à l’image a commencé avec le premier film de Michel, Mes amis, en 1999 au côté d’un autre compositeur et ami Kamel Ech-Cheikh. Kamel vient malheureusement de disparaître cette année. Nous lui avons rendu hommage à la fin de The Artist.
La musique de film est donc venue par hasard ?
L. B. : J’ai été influencé par la musique de film dès mon enfance grâce aux films de Sergio Leone et à la musique d’Ennio Morricone. Parfois, la musique y est très limitée en termes d’orchestration et il suffit de trois percussifs pour donner une rythmique ou une guimbarde pour d’autres séquences. C’est la même chose dans les films de Kurosawa. C’est là où j’ai saisi l’ingéniosité de la musique par rapport à son placement. J’ai aussi le souvenir de la musique d’Eric Serra dans Subway de Luc Besson. Dans le milieu des années 80, c’était vraiment le film à la mode ; il a marqué toute une génération.
Comment avez-vous été amené à travailler sur The Artist ?
L. B. : Michel m’en avait parlé peu de temps après Mes amis, film qui n’avait pas marché. Il me disait vouloir faire un film muet, mais qui ne soit pas dans la même veine que les Charlie Chaplin. Je me souviens avoir de mon côté acheté Silent Movie de Mel Brooks. Le projet est ensuite tombé à l’eau, Michel retournant vers la publicité jusqu’à la réalisation du premier OSS.
Vous avez alors composé la musique des deux OSS, souvent comparés à des pastiches.
L. B. : Si vous voulez. Tout le monde utilise ce mot. Mais en même temps qu’aurait-on pu faire à la place du pastiche pour OSS ? Un compositeur a naturellement un imaginaire et peut aller vers des expérimentations. Pour moi, ce fut le cas sur le documentaire Nous resterons sur terre d’Olivier Bourgeois et Pierre Barougier. La musique que j’ai composée était assez rock et aux antipodes des films dits « stylés » sur les années 60, 70 ou 20, 30, 40, 50 pour The Artist. Le compositeur est au service d’un projet mené par un réalisateur qui a un cahier des charges bien précis. De manière générale, aucun compositeur de musique de film ne peut avoir la prétention d’inventer quoi que ce soit. On n’invente plus rien depuis le Traité d’Arnold Schönberg. Cela fait cinquante soixante ans que l’on tourne en rond.
Êtes-vous dans ce cas prisonnier de l’image ou, au contraire, l’accompagnez-vous ?
L. B. : Cela dépend de ce que l’on vous demande à un moment précis. Parfois, il vous faut marquer l’attention, il y a des synchronismes à rajouter sur une musique déterminée. Mais dès que l’on veut donner un contrepoint, on peut créer un effet psychique pour provoquer autre chose. Le problème est que certains réalisateurs n’ont pas la faculté de voir cette originalité, car ils ont souvent peur que ça leur échappe et de ne pas vraiment comprendre. Quand cela fonctionne, nous nous asseyons tranquillement et nous faisons plusieurs propositions, à la fois personnelles et généralistes.
A quelle étape de la production la musique du film a-t-elle été composée ?
L. B. : Il y a en fait cinq morceaux qui ont été composés avant le montage, voire pour certains avant le tournage et même avant le scénario ! J’ai aussi écrit pendant l’élaboration du story-board, car Michel dessine très bien. Mais cette inspiration est différente de celle qui émane des images une fois tournées. Parfois, cela ne correspondait pas du tout avec celles-ci et il fallait tout recommencer. Sans compter le nombre de coupes effectuées. La musique fait office de dialogues dans The Artist. La synchronisation changeait au fil du montage et il fallait constamment modifier la partition pour la rendre plus tragique, comique ou dramatique. Le film a été tourné aux États-Unis, mais je demandais à ce que l’on m’envoie les rushes tous les jours. Comme il n’a pas été tourné dans l’ordre chronologique, je recevais de scènes complètement différentes. Je me suis donc beaucoup axé sur le design, le stylisme, les décors et avant tout la lumière noir et blanc. Après, l’expression influe beaucoup, mais je regarde toujours autour de l’axe principal. Il faut faire attention à ne pas tomber dans l’évidence face à un Jean Dujardin qui est quelqu’un de très expressif. C’est lors du montage assemblé que l’on a beaucoup travaillé sur les visages. La musique peut cependant contredire ce qui se passe et annoncer la séquence suivante. Il existe forcément beaucoup de chassés-croisés de ce type.
Vous vous êtes beaucoup inspiré de la musique classique, essentiellement pour le morceau « Comme une rosée de larmes ».
L. B. : Avant de pouvoir me mettre à composer, il me faut trouver un état d’esprit afin de trouver l’inspiration adéquate. Durant la préparation de The Artist, j’ai découvert un lied de Brahms intitulé « Ode saphique » d’après un poème de Hans Schmidt(2), dans l’interprétation de Kathleen Ferrier. J’avais besoin d’une forte source émotionnelle pour entrer dans ce film. J’ai réussi à trouver une traduction du texte et j’ai emprunté la dernière phrase du lied pour intituler ce morceau. Il est assez mélancolique avec des influences françaises à la Ravel. Composé en amont, l’équipe l’a beaucoup utilisé pendant le tournage.
Vous êtes-vous beaucoup inspirés des compositeurs de musiques de films de l’époque tels Max Steiner, Franz Waxman ou Erich Wolfgang Korngold ?
L. B. : Naturellement. Le parcours de Korngold est d’ailleurs incroyable : il a composé plusieurs opéras dont La Ville morte et un Concerto pour violon qu’il faut impérativement écouter, interprété par Jascha Heifetz ! Pour le cinéma, il a collaboré avec le cinéaste Michael Curtiz et le compositeur Hugo Friedhofer sur, entre autres, des films de cape et d’épée.
Le film est toutefois grandement inspiré de Citizen Kane d’Orson Welles dont la musique est signée de Bernard Herrmann.
L. B. : Citizen Kane nous a beaucoup influencés sur le plan cinématographique et musical. Le morceau du générique du début est lui inspiré de la musique de Sunset Boulevard. De manière générale, il fallait se baser sur cette musique américaine dont j’ai épluché la discographie et les ouvrages en tout genre. Après, on peut déceler des influences du Stravinski de L’Oiseau de feu dans le morceau intitulé1929, mais aussi dans L’ombre des flammes. Notre bande originale parcourt trente ans de musique de film et se termine sur une copie de Sing, sing, sing de Benny Goodman, référence souhaitée par Michel Hazanavicius.
C’est une musique que nous n’avions pas entendue depuis longtemps dans une salle de cinéma. Avez-vous aussi prévu des ciné-concerts pour The Artist ?
L. B. : Il est vrai que cette musique date des années 20 et se situe dans la lignée du romantisme où les émotions étaient beaucoup plus expressives. Concernant les ciné-concerts, nous sommes en train de préparer cela avec une éventuelle tournée en France, Belgique, Suisse et aux Etats-Unis. Il y aura 100 musiciens et on me demande de tenir le piano. Ceci devrait être prévu pour 2012. Il faut aussi mentionner que nous avons enregistré la musique du film avec l’Orchestre des Flandres dont le chef, Ernst Van Tiel, est le spécialiste de la musique à l’image. Il a par exemple conduit la musique de Prokofiev sur le film Alexandre Nevsky d’Eisenstein. Je viens de l’écouter à Lyon lors de la cérémonie de clôture du Festival Lumière à Lyon où l’on diffusait une copie restaurée des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de Rex Ingram.
Y a-t-il pour vous un avant et un après The Artist ?
L. B. : Il est un peu trop tôt pour le dire. J’ai déjà refusé quelques projets, dont un aux États-Unis, mais qui ne m’a pas plu. Je souhaite avant tout réaliser des projets qui me passionnent et m’inspirent.
Suivez-vous l’activité de compositeurs tels que Philip Glass ou John Adams ?
L. B. : John Adams est mon « super héros » ! Il faut absolument se procurer de lui City Noir, une œuvre qu’il a composée en hommage des films noirs américains des années 50. L’œuvre est interprétée par l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles dirigé par Gustavo Dudamel qui est pour moi le nouveau Leonard Bernstein. Je rêverais de diriger cette œuvre toute récente. Je suis aussi un grand féru des œuvres de Steve Reich.
Indépendamment du cinéma, avez des ouvrages en cours d’élaboration ?
L. B. : J’ai quelques compositions qui sont pour le moment mises de côté. J’attends d’être mûr et sûr de moi pour faire ma propre musique. La musique de ballet est d’ailleurs un genre qui m’intéresse particulièrement dans un style contemporain.
Propos recueillis par Edouard Brane, le 20 octobre 2011.
(1) La BO The Artist est disponible chez Sony. 1 double album 886979/8832 comprenant 1 CD interprété par The Brussels Philharmonic/The Orchestra of Flanders dirigé par Ernst Van Tiel + 1 DVD Making-of du film et images des sessions d’enregistrement.
(2) Sapphische Ode op 94 n°4
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