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MUSIQUE ET CINEMA - La voix de Ramuz - Une interview de Philippe Béziat, réalisateur de Noces
Entre film-opéra et opéra filmé, le film musical constitue un genre à part entière dont le réalisateur Philippe Béziat est l’un des représentants. Il bouscule en toute discrétion le monde de la musique en proposant des concepts visuels et sonores inédits : après « Pelléas et Mélisande, le chant des aveugles », Noces vient confirmer sa démarche expérimentale. Au moyen d’un montage ingénieux et géométrique, il évoque avec lyrisme l’amitié entre Igor Stravinsky et l’écrivain Charles-Ferdinand Ramuz. Philippe Béziat nous en dit plus sur Noces, en attendant la sortie l’année prochaine d’un nouveau film conçu autour de La Traviata.
Pourquoi avoir adapté Noces pour le cinéma ?
Philippe BEZIAT : Noces est avant tout né d’une passion pour l’ouvrage écrit par Stravinsky entre 1914 et 1923. La densité et la richesse de cette partition m’ont immédiatement touché. Il s’agit d’une oeuvre de maturité, rude et concentrée (elle dure 25 minutes) : les voix y sont agressives, on n’y trouve aucun instrument à cordes, seulement les pianos et les percussions. Je n’avais cependant pas vraiment l’idée d’en faire un film. J’ai ensuite découvert les Souvenirs sur Igor Strawinsky de Charles-Ferdinand Ramuz. Je savais qu’il avait travaillé avec Stravinsky pour L’histoire du soldat, mais je n’étais pas au courant de leur collaboration pour Noces. Lors de son arrivée en Suisse, Stravinsky se mis à la recherche d’un poète capable d’adapter le texte russe de Noces en français : cette tâche revint à Ramuz. Celui-ci fut très influencé par Stravinsky avec lequel il noua une forte amitié. Stravinsky partit travailler à travers le monde tandis que Ramuz resta dans son pays natal. Ses Souvenirs datent de 1929. Son texte est si limpide qu’il s’apparente à une voix off proche du documentaire. Le film est né de cette lecture.
Dans ses Souvenirs, Ramuz écrit : « Nous nous retrouvions presque chaque jour dans la chambre bleue (...) nous étions parmis les tambours, les timbales, les grosses caisses, toutes espèces d’instruments de choc. »
P.B. : Nous avons voulu recréer cette atmosphère, en particulier cette fameuse chambre bleue. Ramuz était quelqu’un de très abstrait. Il faut rappeller qu’il vivait sur les bords du Lac Léman, proche de la côte nord. Le paysage y est tout le temps à contre-jour, avec parfois une forte lumière sur les vignes. La scénographie que nous avons conçue découle de ses souvenirs. L’idée était de présenter tout d’abord deux musiciens, puis trois, quatre et ainsi de suite : plus ils sont nombreux, plus la chambre bleue s’agrandit.
Dans votre précédent film, « Pelléas et Mélisande, le chant des aveugles », Olivier Py affirme que l’oeuvre de Debussy reflète la monotomie de la langue française, à l’inverse de celle de Stravinsky pour Noces. Comment y abordez-vous ce rapport entre langue et musique ?
P.B. Je suis de façon générale très sensible à cet aspect. Les compositeurs ont toujours eu besoin de mots et de poèmes pour pouvoir composer. La langue est un tremplin musical. Pour Noces, la musique existait déjà et Ramuz a dû mettre des mots sur une oeuvre remplie de percussions. Il a dû véritablement « tordre » la langue française pour y arriver !
Par votre montage, la musique de Stravinsky apparaît savante et en quelque sorte « mathématique »…
P.B. : La musique de Stravinsky change constamment de mètre et Ramuz a donc éprouvé quelques difficultés pour mener à bien sa tâche. L’instabilité rythmique que l’on trouve dans Noces est sauvage, rigoureuse, d’où son innovation. Cette pièce est troublante, presque chaotique. Il faut aussi rappeler qu’en parallèle à ce genre de musique, les Arts Primitifs exerçaient une forte influence à l’époque...
Votre montage rappelle même le cinéma muet et les films expressionnistes allemands.
P.B. : Le cinéma est davantage musical quand il n’y a pas de son : regardez L’Aurore de Murneau avec la frénésie de la ville et vous comprendrez pourquoi. On retrouve cela dans la peinture à travers le Futurisme ou encore le Cubisme, où le rythme du monde est représenté sur un support fixe. La musique a été très influencée par la frénésie de ces mouvements. J’aime intervenir sur l’image, faire des incrustations. Le numérique le permet énormément de nos jours.
Votre cinéma est très kaléidoscopique, comme celui de Peter Greenaway...
P.B. : J’adore l’oeuvre de Peter Greenaway qui est à l’origine un plasticien. Son film Drowning by numbers est un exemple parfait pour comprendre son oeuvre. Il aime jouer avec ses spectateurs, lui proposer des charades, voir même des rébus comme dans son film ZOO : A Zed & two Noughts. J’ai récemment pensé à lui en voyant Shame de Steve McQueen, un autre artiste qui a débuté en tant que plasticien.
Greenaway aime incrustrer des cadres dans le cadre, créant ainsi une mise en abîme. Noces en est-il une à sa manière ?
P.B. : Oui. Rendre la géométrie d’un lieu sur grand écran est un exercice difficile. Ceci est beaucoup plus facile au théâtre, surtout lorsqu’il s’agit de Shakespeare. Il y a moins de distanciation au cinéma et davantage d’illusion.
Comme chez Méliès…
P.B. : Absolument. Méliès regarde le spectateur dans les yeux. Le cinéma voudrait faire croire que l’on vit dans un rêve, mais je préfère pour ma part les cinéastes qui dévoilent leur art tout entier. Lynch est un cinéaste entre les deux courants, Mullholand Drive en étant un exemple parfait ; nous sommes entre le réel et l’irréel. Le plus grand reste toutefois Kubrick. Il fait voir les choses, mais provoque aussi le doute en permanence. Persona de Bergman se situe dans la même veine, tout comme les films de Tarkovsky. Un véritable artiste se reconnaît lorsqu’il met en doute son propre art.
Vous avez débuté votre carrière dans le documentaire avant de travailler pour la radio, la télévision et aujourd'hui le cinéma. De ces différents médias, lequel préférez-vous ?
J’ai effectivement touché à tout en même temps. J’aimerais pourtant tourner davantage pour le cinéma. Si la télévision témoignait de la même vitalité que dans les années 70, alors je travaillerais davantage pour la télévision. Il y avait alors une place pour toutes sortes d’expérimentations. Nous sommes aujourd’hui dans une homogénéisation de contenu.
Le web propose pourtant de nouveaux concepts audiovisuels…
P.B. : Il n’y a pas encore de modèle économique stable ; nous sommes dans le flou. Mon producteur Philippe Martin a heureusement la foi. Noces est un film pour le cinéma et non pour la télévision. Même pour Arte, le film ne convenait pas ! Naïvement je pensais que, du fait de la référence à Ramuz, le film pourrait être tourné entièrement en Suisse, mais il a été très compliqué de bénéficier du soutien financier de ce pays. Nous avons en fait tourné pendant un mois dans le Studio 24 de Villeurbanne, puis une semaine en Suisse. Noces existe avant tout grâce à la chef d’orchestre Mirella Giardelli, une muscienne incroyable qui innove constamment et dans tous les domaines. Si nous n’avions pas déjà travaillé ensemble auparavant, jamais ce film n’aurait vu le jour. Nous l’avons créé ensemble.
Vous saisissez le regard de vos acteurs, comme Bergman dans l’ouverture de sa Flûte Enchantée ou encore Peter Sellars dans sa propre captation de Zaïde. Comment avez-vous sélectionné vos musiciens ?
Nos recherches ont commencé en Suisse. Il fallait que les musiciens aient les compétences musicales requises, qu’ils soient en accord avec le concert et que la caméra ne les gêne pas. Au moment où la région Rhône-Alpes a apporté son aide financière, nous avons trouvé nos musiciens à Lyon. Majoritairement issus du CNSMDL, ce sont tous de jeunes talents ouverts d’esprit et prêts à tenter de nouvelles expériences. Ils ont porté le film. Je ne sais pas si l’on s’en rend compte, mais ils jouent sans partition et autour des chanteurs ! Selon moi, la musique est trop souvent bloquée dans un schéma post-romantique dans lequel le chef est devant son orchestre, dos au public. Ce qui est très militaire et hiérarchisé ! Il existe pourtant trente-six façons d’interprèter la musique. Comme dans le jazz, il faudrait qu’il existe une meilleure cohésion entre les musiciens. Sans chef d’orchestre, ces derniers se regarderaient davantage et réussiraient à créer une nouvelle rythmique. Il y a encore trop de discipline, tout cela manque d’énergie. Il faut dépoussiérer la musique classique !
Depuis votre court-métrage pastiche Le petit JT de l’Opéra vous semblez de même apprécier les dialogues décalés, ce qui fait écho au cinéma de Jacques Demy …
J’aime les films où l’on ne parle pas de manière naturelle. J’apprécie beaucoup le cinéma d’Eugène Green ou de Manoel de Oliveira pour cela. Le réalisme peut être aussi formidable, regardez le cinéma des frères Dardenne ou de Jean Eustache. Mais il n’y a pas que cela. En allant vers l’artifice de la chanson, Demy touche à des choses essentielles. Le fait de chanter au lieu de parler est une veille tradition intéressante : Olivier Py est très sensible à ce concept. Pour lui, la télévision est la raison principale de la dégradation de ce genre.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre prochain film consacré à La Traviata de Verdi ?
Ce film ressemblera davantage à celui sur Pelléas. Mon producteur connaît depuis longtemps Jean-Marie Sivadier et a eu l’idée de lui proposer un documentaire sur sa mise en scène de La Traviata avec Nathalie Dessay, présentée l’été dernier à Aix-en-Provence. Comme Olivier Py, Jean-Marie Sivadier n’arrive pas avec un Koncept à l’allemande, mais avec une relecture décapante de l’oeuvre. Le film va beaucoup parler de cela, en se situant parmi les interprètes, pour retrouver la vérité des personnages et la justesse d’une situation sur un plateau. Il s’agira d’une leçon de théâtre. La musique de Verdi est parfaite de ce point de vue. Son écriture musicale est cinématographique : il y a des actions parallèles, des hors champs, des montages différents, des plans larges, des gros plans, des apartés et même des enchaînements panoramiques ! Je devais d’ailleurs dans ce style adapter pour l’écran Falstaff avec Marc Minkowski mais cela n’a jamais pu se faire...
Poser une caméra à Aix-en-Provence était-il différent que de poser une caméra en Russie où vous avez tourné votre film sur Pelléas ?
Absolument. Moscou était une situation hors-norme. Les Russes ne faisaient pas attention à nous. Ce fut l’inverse en France car tout y est plus compliqué. Nous avons cependant été parfaitement accueillis sur place, même si l’on a senti une certaine méfiance au départ. Il s’agit d’une question de temps et de confiance. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas des journalistes, mais avant tout des documentaristes. J’espère que ce nouveau film sera prêt pour l’été prochain.
Propos recueillis par Edouard Brane le 21/01/12
Noces, film de Philippe Béziat
Sortie officielle dans les salles le 8 février 2012
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