Journal
Diego Innoncenzi au Festival de Saint-Eustache - Hommage à Édouard Batiste - Compte-rendu
Sans vouloir d'emblée crier au génie méconnu, force est de reconnaître qu'Édouard Batiste (1820-1876) mérite mieux qu'une simple mention dans les annales de l'église des Halles, tribune célèbre et haut lieu musical de la vie parisienne à l'époque comme maintenant : il fut en effet organiste de Saint-Eustache de 1854 – inauguration du grand orgue Ducroquet dans le monumental buffet neuf conçu par Baltard : l'orgue le plus « moderne » de Paris en ce milieu de siècle – jusqu'à sa mort. Également chef de chœur réputé et professeur de solfège au Conservatoire de Paris, Batiste, « Le dompteur d'orgues » (Revue et Gazette musicale de Paris, 1867), fut l'une des belles figures de l'orgue parisien du second Empire.
Proche du facteur Joseph Merklin (lequel absorba la maison Ducroquet et devint le premier concurrent de Cavaillé-Coll) dont il inaugura quantité d'instruments, jamais Batiste ne devait connaître celui que son facteur de prédilection finit par ériger à Saint-Eustache à la suite des dommages subis par l'orgue durant la Commune : l'instrument reconstruit, toujours dans le buffet de Baltard, ne fut achevé qu'en 1877, après la mort de son titulaire.
Doué d'une brillante et solide technique, « à l'allemande » pour ce qui est du pédalier, Batiste fut admiré comme interprète de Bach, entre autres maîtres anciens. Son œuvre abondante est tout entière dédiée à l'office, bien qu'englobant les styles les plus divers de son temps. Il suffit de changer d'intitulé, de remplacer Offertoire par Marche ou Fantaisie, pour sortir de l'église sans changer de musique. Mais pour Bach, toute musique n'était-elle pas sacrée ? Une conviction que Batiste devait sincèrement partager.
C'est un portrait haut en couleur que Diego Innocenzi (photo) a souhaité proposer en clôture du Festival de Saint-Eustache 2012. Sans doute le nom de Batiste, qui passe pour un second couteau, ne pouvait-il attirer un vaste public – c'est bien dommage pour les absents, car ce portrait fut un régal. Notamment sur le plan instrumental. Originaire d'Argentine, où il fut titulaire du Mutin-Cavaillé-Coll de la cathédrale de sa ville natale, San Isidro, Diego Innocenzi a aujourd'hui en charge l'orgue Van den Heuvel (1993), les mêmes facteurs qu'à Saint-Eustache, du Victoria Hall de Genève. L'orgue de cette prestigieuse salle de concert (l'un et l'autre reconstruits après l'incendie de 1984) reste néanmoins, sur le plan esthétique et selon Innocenzi, très différent du cinq claviers de Saint-Eustache. Lequel fut donc utilisé de manière à évoquer exclusivement l'époque de Batiste et de son Ducroquet – fonds et anches, des pleins jeux mais guère de mutations (conformément à la composition de l'instrument dont Batiste disposait), le tout d'une formidable cohérence.
La surprise fut de taille, car la limitation sonore voulue par l'interprète nous valut d'entendre un somptueux instrument romantique, à la charnière de l'ère symphonique : rondeur, plénitude, beauté et équilibre des timbres, au prix, il est vrai, d'un énorme travail de recherche pour les registrations – un orgue dans l'orgue.
On ne pouvait mieux répondre aux qualités de la musique de Batiste. Même dans les grands déploiements scandés de type marche ou prélude d'opéra, celle-ci demeure d'une dignité revendiquée, conforme au lieu et à la destination des œuvres. Ainsi la première partie fit-elle entendre un florilège représentatif du catalogue de Batiste, lui-même reflet parfait des musiques de son temps. À commencer par un grandiose Offertoire op 28 (1863), sonore faire-valoir d'un grand instrument montrant un Batiste connaisseur de Liszt (un thème secondaire rappelle, de loin mais de manière obsédante, le deuxième thème, lagrimoso, de Funérailles) autant que de Gounod (que Liszt lui-même connaissait parfaitement) : entre marche d'apparat et ouverture pour une grande fresque à l'Opéra. Suivirent deux pièces plus modérées de ton, lyriques et poétiques – Élévation op 5 n°2 (1860) et Communion op 29 (1863) –, qui firent songer aux étonnantes Suites pour harmonicorde (un harmonium Debain doublé d'un piano droit) de Lefébure-Wely révélées par Joris Verdin (Ricercar). Cette première partie se referma sur l'Offertoire op 40 (1877) et l'Offertoire – Fantaisie – Orage op 23 (1862, année de l'inauguration du Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice : le Ducroquet de Saint-Eustache perdit alors son rang de plus grand orgue de Paris). Du panache mais aussi de la classe, sans mauvais goût : toute la musique de Batiste respire, malgré les goûts de l'époque, pourrait-on dire, une décence de bon aloi servie par une écriture fouillée.
La seconde partie fut plus étonnante encore. Admirateur passionné de Beethoven, Batiste en transcrivit pour orgue les Symphonies, comme Liszt l'avait fait au piano. Mais toujours à destination de l'office et en « contractant » les pièces de sorte qu'elles s'adaptent aux durées de la messe. Successivement : Andante de la Première Symphonie (Communion), Adagio de la Troisième (Offertoire funèbre), Andante de la Cinquième (Communion), Allegretto scherzando de la Huitième (Offertoire), Finale de la Neuvième (Grande Sortie – avec un très long et virtuose trait de pédale avant la conclusion). Ce Beethoven sonne magnifiquement : parfaitement lui-même, parfaitement de l'orgue. Beethoven, qui jeune fut organiste, n'a rien laissé de grand pour l'orgue ? Le manque est presque comblé… Avec allure, puissance et séduction – sans complications ni simplifications.
Découvert au disque dans une intégrale de l'Oeuvre vocale avec orgue de Franck parue chez Aeolus (Solistes de Lyon, Bernard Tétu, avec la Maîtrise du CPM de Genève), Diego Innocenzi a gravé en 2011, chez le même et remarquable éditeur allemand (mais absolument francophone : Christoph Martin Frommen), un double CD consacré à Édouard Batiste : tout le programme du concert y figure, et bien plus (160' !), y compris la pièce jouée en bis : Grand Offertoire op 35 (1877) d'après la Sonate pour violon et piano op 47, de Beethoven bien sûr. Le choix, pour l'instrument, s'est porté sur l'un des rares instruments aujourd'hui à même d'évoquer le Ducroquet de Saint-Eustache : le Merklin (Batiste oblige) & Schütze (1857) de la cathédrale de Murcie, en Espagne – un grand et magnifique quatre claviers restauré en 2005-2008 par Jean Daldosso (Gimont, Gers). Pour le compositeur, pour l'instrument et pour l'interprète : à connaître !
Quelques nouvelles, comme promis, de l'orgue de Saint-Eustache (cf. Actualité du 19 juin 2012). En dépit de la réfection complète de la console de nef en 2010 consécutive à divers coups de foudre (au sens propre) subis ces dernières années, les problèmes de transmissions persistent. Divers composants ont été tout récemment changés et l'ensemble va mieux. Mais pas tout, et surtout sans que l'on sache réellement expliquer l'origine précise de certains problèmes ou, parfois, leur résolution, comme si les facteurs ayant construit cet orgue monumental n'en maîtrisaient plus tout à fait l'évolution et les commandes. L'instrument, de manière plus générale, aurait un besoin urgent de soins. Ne serait-ce qu'un vrai dépoussiérage : l'intérieur de l'orgue souffre d'une accumulation de poussières due aussi bien au temps qui passe qu'aux longs (et magnifiques) travaux de rénovation de l'édifice.
L'entretien au jour le jour, assuré par Alain Léon, se fait avec passion et compétence, mais les financements font chroniquement défaut : le dernier accord général de l'instrument – navire amiral de la Ville de Paris et son plus grand instrument neuf – remonte à plus de dix ans. Sans parler d'un problème dont la solution serait simple (si elle était financée) mais qui semble problématique en termes de « positionnement esthétique ».
L'orgue dispose de deux consoles : l'une en tribune, qui actionne une mécanique assistée de machines pneumatiques (Barker), pour alléger la traction des notes ; l'autre dans la nef, à transmissions certes électriques, mais qui néanmoins actionnent les Barker au lieu d'être de type « électrique direct ». La console de nef « tire » donc la mécanique et ses Barker, mais sans nuances, pour ne pas dire brutalement – ouvert ou fermé, à la différence des doigts sur les claviers de la console de tribune, qui s'adaptent et dosent avec souplesse l'effort demandé aux transmissions. Bref, machines Barker et mécanique se fragilisent à être jouées d'en bas… L'idéal serait de dédoubler cette transmission : mécanique avec Barker en haut, électrique en bas. Ce qui d'une certaine manière reviendrait à mettre en cause la conception initiale de la traction. Or les facteurs, faisant valoir leur légitime « droit d'auteur » – qui commence à poser problème lorsqu'il faut rénover des instruments encore récents mais ayant besoin de travaux, voire de modifications –, tiennent à leur conception…
Étant donné que les restrictions budgétaires générales ne vont pas dans le sens de grands travaux, on serait tenté de désespérer de voir prochainement l'orgue de Saint-Eustache bénéficier d'une cure de jouvence. Souhaitons du moins que pour le Festival 2013, et pour toute la saison qui s'annonce entre-temps, les problèmes aléatoires auxquels les concertistes se trouvent soumis – puissante source d'adrénaline, certes, mais dont ils se passeraient volontiers : Diego Innocenzi eut cette chance le 11 juillet – finissent du moins par être solutionnés, afin que cette tribune prestigieuse puisse poursuivre sa mission musicale, cultuelle et culturelle.
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Eustache, 11 juillet 2012
Sites Internet :
23ème Festival de Saint-Eustache
http://www.orgue-saint-eustache.com/Festival.htm
Le blog de Saint-Eustache
http://www.saint-eustache.org/
Diego Innocenzi
http://www.diegoinnocenzi.com/
Discographie de Diego Innocenzi chez Aeolus : Franck et Batiste
http://aeolus-music.com/ae_fr/Artistes/Diego-Innocenzi
Grandes orgues du Victoria Hall de Genève
http://www.ville-ge.ch/culture/victoria_hall/fr/historique.html#grandesO...
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Photo : Christophe Renaud
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