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Coup de cœur Carrefour de Lodéon & Concertclassic - Debussy tel qu’en lui-même - Une interview de Philippe Bianconi
Année Debussy oblige, Philippe Bianconi grave enfin les deux Livres de Préludes (1) et les donne en concert abondamment cet automne. Mardi 18 septembre, dans le cadre du 33e Festival Piano aux Jacobins de Toulouse, il en interprète une sélection en compagnie des Kreisleriana et des Chants de l’aube de Schumann – autre compositeur de prédilection du pianiste. On lui a demandé quelques mots sur cette rencontre si longtemps espérée avec les Préludes de Claude de France.
Votre interprétation des Préludes surprend par sa concentration dans la nature même du son, par son ton volontiers sombre. C’est un visage assez inhabituel que vous donnez à entendre de Debussy. D’où cela vient-il ? Je crois y discerner l’ombre d’Arturo Benedetti Michelangeli …
Philippe BIANCONI : C’est toujours délicat de se situer soi-même par rapport à d’autres interprètes. J’ai beaucoup écouté l’enregistrement des Préludes de Michelangeli. Lorsque l’on regarde de près le texte musical, il en tire des choses fabuleuses. En même temps il est très loin d’être mon unique référence. Une version que j’ai découverte récemment et que j’ai beaucoup aimée, celle de Monique Haas, a particulièrement accompagné mon travail sur les deux Livres.
Evidemment il me faut citer Gieseking, pour la vivacité de ses lectures, sa fantaisie, son sens narratif, sa folie parfois qui tourne le dos à l’épure de Michelangeli justement. Il y a une vibration très particulière dans ses enregistrements. Enfin, aussi formidables et révélatrices que soient ses écoutes vient le temps où l’on s’en détache, où l’on se retrouve seul par rapport à l’œuvre. C’est un moment plutôt vertigineux, angoissant même, on est en quelque sorte au pied du mur.
Vous évoquiez le côté sombre de mon interprétation. J’ai découvert Debussy quand j’étais tout jeune, sa musique m’a été immédiatement naturelle, j’adorais ces timbres, cette alchimie et en même temps j’avais conscience de l’angoisse sous-jacente qui y est quasi constamment présente. Evidemment, il a des pièces très sombres en elles-mêmes, jusqu’à une certaine raréfaction, comme Des pas sur la neige, mais même dans des préludes plus lumineux, plus sereins, plus heureux il y a toujours ce fond d’angoisse, en tout cas c’est un état de fait que je ressens profondément. Il y a quasiment une inquiétude harmonique.
Sur le plan de l’écriture Debussy a voulu briser complètement les codes, mais en même temps il n’hésite pas à les employer, ici une cadence parfaite, là une écriture tonale classique, mais cela l’autorise justement à aller plus loin dans ses trouvailles harmoniques, à épicer d’autant son clavier. Mais la donnée de l’inquiétude est fondamentale dans sa manière même d’appréhender le geste musical. Il y a toujours une nostalgie devant la fragilité des choses, leur nature changeante, l’instabilité du temps, sa musique montre une fascination pour l’insaisissable qui est profondément angoissante. Même dans les moments les plus heureux on est soudain saisi par un sentiment plus sombre. C’est ce que je ressens de plus en plus en jouant sa musique. D’ailleurs l’itinéraire des Préludes me pousse à cette lecture. Si le premier livre est encore dans la lumière, le second va vraiment vers l’ombre, vers une certaine densité nocturne. Peut-être que dans une dizaine d’années je les jouerai avec sérénité - qui sait ?
Selon vous, les Préludes sont vraiment le sommet de l’œuvre pianistique de Debussy ?
Philippe BIANCONI : Il va encore plus loin ensuite avec les Etudes, mais à ce point là de son évolution artistique, c’est vraiment le sommet de son œuvre pianistique, et d’ailleurs ça la résume absolument tout en regardant vers l’avenir. Prenez Brouillards….
Je ne sais pas si une étude va plus loin que Brouillards, à cela près que Debussy, dans les Etudes, franchit une étape supplémentaire : il abandonne les titres. Enfin, les Etudes ont des titres, Pour les tierces, Pour les sonorités opposées, etc., mais ce sont des titres formels, ceux-ci n’ont pas le même poids que les titres indiqués par Debussy à la fin de chacun des Préludes. J’ai cherché dans mon interprétation à faire sentir le paradoxe de ces titres : je voulais à la fois les faire entendre en quelque sorte, mais aussi les faire oublier.
Lorsque l’on regarde le parcours de Debussy on voit qu’il commence par des pièces de genre qui ne pourraient d’ailleurs être que leur dénomination, puis le grand Debussy apparaît en 1900 et là les titres sont prépondérants et placés en début de pièces, de Pour le piano à Children’s Corner en passant par les Images ou les Estampes. Je me suis parfois demandé si ces titres si éloquents n’étaient pas des prétextes pour expérimenter ce nouveau langage, ces harmonies aventureuses, ces alliages de timbres prodigieux, une fenêtre ouverte sur une syntaxe et un imaginaire absolument in-orthodoxes.
Lorsque l’on parvient aux Préludes, on a l’impression effectivement avec ces titres et leurs trois petits points placés à la fin que l’on ne doit justement pas rester prisonnier de leurs sens. Jankélévitch y insistait particulièrement. Ces titres peuvent vous faire rêver, entraîner votre imaginaire, mais justement pour cela il faut savoir garder une certaine distance.
D’ailleurs au fond la sonorité est l’essence même de cette musique. Et lorsque j’ai étudié mes Debussy avec Gaby Casadesus, c’était justement pour travailler mon toucher, éclairer ma sonorité, raffiner mes couleurs. Debussy est vraiment le terrain privilégié pour approfondir cette part de l’art pianistique. Ravel aussi peut être utile, Gaby Casadesus l’avait connu, elle se sentait donc investie d’une certaine autorité mais aussi d’un devoir. Elle n’avait pas ce carcan du souvenir pour Debussy ; elle y était plus libre. Cela tient aussi à la nature même de sa musique, qui refuse quasiment la forme. Regardez Ravel, il ne s’échappe pas d’un certain classicisme, sa musique est portée souvent par un rythme intangible, il dresse des barres de mesures là où Debussy les enjambe, dissout justement la forme, estompe les frontières, rend le discours discontinu. Chez Debussy on peut avoir peur du vide, pas chez Ravel.
L’autre héros de ce disque, c’est le piano que vous jouez. Je vous croyais fidèle à Steinway jusqu’à votre récital au Théâtre des Champs-Élysées où vous touchiez un Yamaha….
Philippe BIANCONI : Et c’est le même piano sur lequel j’ai enregistré les Préludes ! Honnêtement, j’ai longtemps pensé que je resterais fidèle jusqu’à la fin à Steinway. Lorsque Piano aux Jacobins m’a proposé de donner ce concert au Théâtre des Champs-Élysées j’ai dû choisir mon piano, j’avais pensé à un Steinway, mais les organisateurs m’ont dit d’aller tout de même essayer des instruments chez Yamaha. J’avais déjà joué des pianos Yamaha, mais aussi remarquables qu’ils se soient révélés jamais je n’avais été tenté d’abandonner Steinway. Mais cette fois, on m’a présenté un nouveau modèle, le CFX et j’ai été enthousiasmé.
Lorsque Florence Petros m’a demandé de choisir un piano pour ce disque, je suis retourné chez Yamaha. Je n’étais pas absolument convaincu de l’adéquation entre les Préludes de Debussy et cet instrument, il fallait que j’essaye. Le premier prélude que j’ai joué était justement Brouillards, pour lequel il faudrait dans l’idéal un piano sans marteaux et immédiatement j’ai éprouvé cet effet d’une corde mise en vibration par un souffle. C’était une sensation prodigieuse, dès lors mon choix été arrêté.
Je rajoute un autre héros à ce disque, si vous le voulez bien, François Eckert. Plus qu’un preneur de son, plus qu’un directeur artistique ; il a su capter l’instrument, et sa maïeutique discrète ; ses encouragements sans avoir l’air d’y toucher m’ont considérablement inspirés. Ce disque lui doit beaucoup.
Je reviendrais probablement à Debussy – les Etudes me tentent, vous l’avez compris – mais pas pour une intégrale. Je ne veux enregistrer que ce qui me parle. A ce titre j’aimerais revenir à Schumann, reprendre entre autres Kreisleriana et les Davidsbündlertänze. Nous verrons.
Propos recueillis par Jean-Charles Hoffelé, le 1er septembre 2012
(1) Debussy : les deux Livres de Préludes / 1 CD La dolce volta / LDV07 ( dist. Harmonia Mundi)
Récital de Philippe Bianconi
Mardi 18 septembre 2012 – 20h
Toulouse - Cloître des Jacobins
33e Festival Piano aux Jacobins
Jusqu’au 28 septembre 2012
Programmation détaillée : www.pianojacobins.com
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Photo : Bernard Martinez
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