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Dossier Benjamin Britten / IV - Vers les Ténèbres
Alors que Britten composait d’une main la trouble féerie du Midsummer Night’s Dream, il revenait à une œuvre bien plus sombre, Billy Budd, en proposant une nouvelle mouture en deux actes à l’intention de la BBC qui voulait en effectuer un enregistrement radiodiffusé confié à Georg Solti, maître d’œuvre d’une cinglante reprise du « Dream » à Covent Garden où l’Oberon de Russel Oberlin avait succédé à celui d’Alfred Deller. On sait quelle réponse apportera le compositeur à cette substitution lorsqu’il enregistrera l’œuvre en 1966 pour Decca : Deller sera au studio, et non Oberlin. La radiodiffusion de Billy Budd connut un certains succès, malgré (ou à cause ?) des interventions d’un acteur décrivant l’action et s’inspirant des didascalies durant les interludes orchestraux. Accaparé par cette réécriture, le compositeur ne put rencontrer Dimitri Chostakovitch, venu à Londres pour la création britannique de son concerto pour violoncelle, mais prit langue avec son dédicataire, Mstislav Rostropovitch.
Pour Rostropovitch et Vichnevskaya
D’emblée, l’idée d’une sonate à l’intention du virtuose russe s’imposa, et Britten écrivit immédiatement aux autorités soviétiques afin qu’elles autorisent la venue de Rostropovitch au Festival d’Aldeburgh 1961. En février, profitant d’une escale du violoncelliste à Londres, Britten lui remit une copie du manuscrit et l’œuvre fut créée comme prévu le 7 juillet suivant. Rostropovitch vint accompagné de son épouse, qui donna un récital de mélodies russes et allemandes, son mari ayant troqué à cette occasion le violoncelle pour le piano. Britten allait nouer avec le couple une amitié profonde, nourrie par un projet qui le taraudait depuis plusieurs années, en fait depuis 1957, celui d’une grande partition célébrant la réconciliation des peuples après le carnage de la seconde guerre mondiale qui avait d’abord ravagé l’Europe. Lorsqu’on lui commanda ce qui devait devenir le War Requiem destiné à être créé lors de la consécration de la nouvelle Cathédrale de Coventry, Britten songeait très exactement à cette grande prière pour la Paix dont le modèle était le fascinant World Requiem de John Foulds qui visait à un syncrétisme aussi bien religieux que culturel entre les continents européen et asiatique.
Une prière pour la Paix
Britten souhaitait que les deux solistes soient des chanteurs issus des deux principales puissances belligérantes, l’Angleterre et l’Allemagne. Enthousiasmé par la voix de Galina Vichnevskaya, il ajouta une partie de soprano qu’il lia à la liturgie latine du Requiem, alors que le ténor et le baryton – Peter Pears et Dietrich Fischer-Dieskau – seraient les chantres d’un « requiem laïc dans le requiem sacré » confié à un petit orchestre et composé sur les poèmes inspirés à Wilfred Owen par les combats de la Première Guerre Mondiale où celui-ci devait d’ailleurs périr. Laïc versus sacré, privé et profane alternés avec public et religieux, poésie et célébration en antithèse, le War Requiem est tout cela à la fois et vit profondément de ses contraires. C’est d’ailleurs ce qui fera le succès de cette partition hors norme dès le jour de sa création, le 30 mai 1962, et entraînera dans les années qui suivront une succession d’exécutions à travers toute l’Europe.
Seul bémol, les autorités soviétiques refusèrent au couple Rostropovitch leurs visas de sortie, et Heather Harper dut se substituer à Vichnevskaya lors de la création – sa remarquable prestation est aujourd’hui éditée en CD (1). Mais la soprano russe put gagner Londres pour l’enregistrement que Britten en réalisa du 3 au 10 janvier 1963 (2).
Le War Requiem fit autant pour la renommée mondiale de Britten que jadis le succès foudroyant de Peter Grimes et, avec celui-ci, reste à ce jour son œuvre la plus jouée.
Après le vacarme de ce succès, Britten n’eut guère le temps de souffler. Il écrivit à la hâte un bref Jubilate Deo commandé par le Duc d’Edimbourg, et se consacra à la nouvelle édition du Festival d’Aldeburgh désormais placé sous la houlette de Keith Grant, nouvelle édition marquée par une poétique production du Dido and Aeneas de Purcell dans l’arrangement de Britten où Janet Baker fit sensation par l’éloquence de son chant et la subtilité de son incarnation.
Mais le grand projet de cette fin année fut celui, pensé à l’intention de Rostropovitch, d’un cahier de six suites pour violoncelle seul, Rostropovitch qui venait de recevoir les esquisses d’une Symphonie pour violoncelle et orchestre marquée elle aussi par le souvenir de la grande guerre. Œuvre noire, violente, qui allait ouvrir l’année 1963, où le compositeur officiel qu’il était devenu malgré lui serait tenu de faire bonne figure devant les innombrables hommages qu’il redoutait tant.
En souvenir de Bridge
Britten en profita pour mettre l’accent non sur son œuvre, mais sur celle de son professeur, Frank Bridge, et il sollicita à nouveau Rostropovitch en lui faisant découvrir la grand Sonate pour violoncelle qu’ils enregistreraient de concert trois années plus tard pour Decca – microsillon qui fit beaucoup pour la fortune posthume de la musique de Bridge, Britten exhumant en 1971 la partition maîtresse du premier style de son mentor, le grand poème d’orchestre The Sea.
Revenu à sa table de travail, il se consacra à la Cantata Misericordium que l’on peut considérer comme un postlude au War Requiem, écrit pour ténor, baryton, petit chœur et orchestre de chambre, rien moins qu’un des ses chefs-d’œuvre passé et resté inaperçu et qui ne sera rejoint en qualité durant cette année, outre la Cello Symphony, que par le Nocturnal after John Dowland composé pour Julian Bream, lequel revisitait le répertoire élisabéthain, allant même jusqu’à le jouer sur un luth conçu spécialement à son intention.
1964 verra la création soviétique de la Symphonie et l’ouverture chez Faber & Faber d’un département d’édition musicale fondée spécialement pour éditer les œuvres de Britten qui désirait quitter Universal. Ce changement majeur eut un effet bénéfique : Donald Mitchell, qui était à l’origine du projet, déchargea Britten de tout souci quand à la réalisation des éditions et le suivi des droits.
Un style nouveau
Dès lors, le temps d’une création désentravée fut retrouvé, et Britten s’engouffra sans plus attendre dans la composition des Trois Paraboles d’Eglise : effectif réduit, durée limitée à une heure, langage tranchant, et radicalement économe, elles obéissent à un style nouveau, plus sec, plus anguleux, plus dissonant, où l’exemple de Stravinsky n’est jamais très loin, et l’une d’entre elles, The Curlew River, inspirée par un Nô vu lors du voyage au Japon de 1957, est un chef-d’œuvre.
Un style nouveau
Entre mystère moyenâgeux (The Prodigal Son) et parabole sacrée ( The Burning Fiery Furnace) tirée de l’Ancien Testament, ce cycle composé sur quatre années (février 1964-avril 1968) occupa l’essentiel des forces créatrices du compositeur qui trouva tout de même le temps d’achever deux partitions destinées aux voix d’enfants : (The Golden Vanity, Children’s Crusade) un cycle vocal majeur – les Songs and Proverbs of William Blake – et les deux premières des six suite promises à Rostropovitch, musiques épurées et étranges, pétries d’archaïsmes, profondément énigmatiques.
En 1965, il faillit céder au souhait de Dietrich Fischer-Dieskau et se mesurer à nouveau à Shakespeare : Britten songea sérieusement à un opéra sur Le Roi Lear. S’il abandonna le projet – comme avant lui Verdi – la tentation de l’opéra le reprit et le ramena à Henry James.
On peut assurer que dès 1965, Britten songea à tirer d’Owen Wingrave, la grande nouvelle pacifiste de James, un opéra. Finalement, et avec les encouragements de la BBC qui lui commanda l’œuvre en 1966 et lui promit de filmer l’ouvrage pour la télévision, Britten se mit au travail au printemps de 1968, plus conscient que jamais que le temps lui était compté : en janvier, de persistants malaises d’origine cardiaque l’avaient contraint à un mois d’hospitalisation et depuis, une infirmière lui administrait régulièrement des piqures de pénicilline. Le projet fut pourtant remis à plusieurs reprises.
Decca absorbait alors le plus clair de son temps, enregistrant d’abord le chef d’orchestre – Concertos Brandebourgeois, œuvres de Purcell et autres – alors que la télévision réclamait toute son attention en lui confiant la direction musical d’un Peter Grimes en tout point historique filmé à Aldeburgh.
Au lendemain du dernier concert du Festival 1969 un incendie ravagera la grande salle du Maltings. Britten prit la chose avec philosophie et déclara simplement qu’il fallait s’atteler dès à présent au prochain festival. Puis un autre cycle vocal majeur « Who are these Children” l’absorba. Britten y effectue une nouvelle plongée dans l’univers de l’enfance, mais cette fois d’une enfance troublée par l’irruption de la guerre. Le ton résolument dramatique de cet opus souligne à quel point la tension dramatique propre à Owen Wingrave l’habitait déjà totalement. L’œuvre fut enfin mise au net durant le printemps 1970, Myfanwy Piper réalisant, comme jadis pour The Turn of the Screw, une adaptation au cordeau de la nouvelle de James. D’ailleurs, Owen Wingrave partage avec The Turn of the Screw la même structure parfaite, le même implacable crescendo.
Sa création mondiale grâce à la télévision qui le diffusa de l’Islande à la Yougoslavie fit long feu, et l’ouvrage tomba rapidement dans l’oubli, subissant le désintérêt du public et l’accueil dubitatif de la critique. Britten en souffrit d’autant plus qu’entre la télédiffusion de l’œuvre et sa création scénique à Covent Garden le 16 mai 1973, sa maladie de cœur n’avait fait qu’empirer, le contraignant à subir le 14 mai 1973 une périlleuse opération à cœur ouvert.
Cette opération marquait en fait le début d’un long déclin physique de trois années auquel Britten allait arracher une poignée d’œuvres ultimes – Troisième Suite pour violoncelle, un ultime quatuor, la cantate Phaedra pour Janet Baker, les deux derniers Canticles – toutes dominées par son pénultième ouvrage lyrique, Death in Venice.
Benjamin Britten et Peter Pears, accompagnés des époux Piper, s’embarquèrent pour Venise trois mois après la retransmission filmée d’Owen Wingrave. Dans les bagages du compositeur, un nouvel opéra inspiré par Mort à Venise de Thomas Mann, resté en suspens depuis la divulgation du film que Luchino Visconti venait d’en tirer et dont la diffusion mondiale suscita un succès égal aux polémiques qu’elle produisit.
Le voyage à Venise conforta Britten dans son projet, les atmosphères de la Sérénissime excitant son imaginaire sonore, composant inconsciemment un orchestre tour à tour fantomatique ou sensuel, où passe l’ombre du Prince des Pagodes mais aussi le souvenir d’Alfred Deller dont le timbre inspire encore le compositeur pour les quelques notes chantées par Apollon – ce sera James Bowman qui assurera la création du second rôle de contre-ténor écrit par Britten. Mais d’incessants problèmes de santé, et des complications récurrentes relatives à des problèmes de droits, retardèrent considérablement le travail. Finalement l’œuvre sera créée au Maltings le 16 juin 1973, dirigée par Steuart Bedford, Britten étant si faible qu’il devra se contenter d’en entendre la radiodiffusion. Le 12 septembre, Covent Garden lui réserve une représentation semi privée. Finalement il en supervisera l’enregistrement, toujours confié à Steuart Bedford, au printemps 1974.
Jour après jour, la santé du compositeur se détériorait inexorablement. Probablement effrayé, Peter Pears accepta d’harassantes tournées à l’étranger qui le tenaient loin de son ami, ce qui ne manqua pas d’affecter cruellement celui-ci. La nouvelle de la mort de Chostakovitch, survenue le 9 aout 1975, vint définitivement assombrir le paysage.
Paul Bunyan réinventé
Le temps des réécritures, plus dociles au malade que celui des pures créations, était venu. Un vaste ensemble de Folksongs en atteste, mais aussi et surtout la « réinvention » de son premier opéra, Paul Bunyan, pour le Festival d’Aldeburgh 1975. La retransmission par la BBC le 1er février 1976 de sa reprise l’année suivante fut probablement l’ultime joie d’un compositeur qui ne quittait plus guère Red House depuis son retour de Venise où il avait effectué un dernier séjour en décembre 1975.
Au mois de Mars, Britten coucha son testament par écrit. La terrible canicule qui sévit durant l’été 1976 en Angleterre et en France éprouva considérablement le cœur du musicien. L’automne lui apporta un bref répit qui lui fit illusion : il s’attela derechef à la cantate Praise We Great Men inspirée par le poème d’Edith Sitwell écrit pour célébrer la mémoire de Purcell. Mais en y travaillant, Britten avoua qu’il voulait y célébrer non l’Orphée anglais, mais son ami Chostakovitch.
Elle restera inachevée, la mort s’emparant de Britten le 3 décembre, dix jours après son soixante-troisième anniversaire. Peu après minuit, dans les bras de Peter Pears, il allait rejoindre cet ailleurs désigné à Gustav von Aschenbach par Tadzio.
Jean-Charles Hoffelé
(1) Britten, War Requiem, Heather Harper, Peter Pears, Dietrich Fischer-Dieskau, Chœur et Orchestre Symphonique de la Ville de Birmingham, dir. Benjamin Britten (petit orchestre) et Meredith Davies, Coventry le 30 Mai 1962 (1 CD Testament SBT1490).
(2) cette gravure légendaire et jamais égalée vient d’être republiée à la perfection par Decca qui a étalonné le signal numérique sur celui des microsillons originaux, retrouvant ainsi toute le profondeur et les couleurs d’une des plus remarquable prise de son de l’ère stéréophonique, jusque-là défigurée par les précédentes rééditions digitales (un coffret de 2 CD + un Blu-ray Disc Decca - 4786533)
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