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Curro Vargas de Ruperto Chapí au Teatro de la Zarzuela de Madrid - D’amour et de mort - Compte-rendu
Le hasard de la programmation lyrique à Madrid fait se coïncider deux ouvrages a priori dissemblables, mais qui tout bien considéré recèlent des affinités. À Brokeback Mountain au Teatro Real (voir notre compte-rendu), répond ainsi Curro Vargas au Teatro de la Zarzuela. Une zarzuela, comme de juste, de Ruperto Chapí (1851-1909), mais ressortie du purgatoire. Et une autre forme de création, qui elle aussi suscite toutes les attentes et convoque les passions.
Puisque Curro Vargas, qui n’avait plus été représenté depuis 1984 (en ce même théâtre), a nécessité tout un travail de reconstitution à l’appui d’une récente partition critique éditée pour l’occasion (par les soins de l’ICCMU, l’entreprenant institut de musicologie madrilène attaché à restituer le répertoire espagnol). S’ajoute le désir louable de respecter intégralement la zarzuela de Chapí, et son magnifique livret versifié dû à Joaquín Dicenta et Manuel Paso Cano, telle qu’elle fut créée en 1898, sans nulle coupure. Soit trois heures quarante de représentation, y compris les dialogues parlés, pour une soirée commencée à 20h et achevée vers minuit dix ! Une belle ambition, qui allie recherches, rigueur et innovation. Ce qui est tout à l’honneur de Paolo Pinamonti, l’actuel directeur du Théâtre de la Zarzuela.
On lui sait aussi gré d’avoir fait appel à Graham Vick, metteur en scène au renom international, et par là de montrer combien le répertoire de la zarzuela peut viser à l’universel. Et Curro Vargas le corroborerait d’abondance : par son sujet, éternel, d’amour tragique, dans une Andalousie immémoriale sur fond d’intolérance sociale et religieuse (Brokeback Mountain ne serait pas si éloigné sur ce plan) ; par sa musique, d’une exigence savante, son orchestration pointilliste échafaudée comme du Stravinsky avant l’heure, et une vocalité emportée oscillant de chromatismes torrides en ensembles échevelés. Du grand Chapí ! compositeur qui égale les plus grands, tous genres confondus.
Vick, qui n’hésite à se déclarer “ passionnément amoureux de l’œuvre ”, choisit à juste raison de planter l’action à notre époque actuelle. Amateurs de pittoresque, auquel d’aucuns assimilent naïvement le genre de la zarzuela, s’abstenir ! Les costumes et les postures sont donc ceux d’aujourd’hui, et les personnages rappellent ceux que l’on peut croiser dans les rues de Paris, de Londres ou de Madrid : bobos, babas, gendarmes, notables, secrétaires et hommes d’affaire, ordinaires et de tous les jours. Le décor se résume à quelques éléments symboliques, un olivier, un calvaire, un lit, un bureau, sur un plateau tournant se détachant d’une image de campagne sereine. La vérité des sentiments et des situations, sans falbalas, dans une précision de jeu d’acteurs de chaque instant. Il y aurait bien un peu d’excès, au moment de la procession qui clôt le deuxième acte, avec son Christ sanguinolent et ses violences superfétatoires (on aura déjà suffisamment compris la dénonciation de ce contexte par le livret), mais de ce drame ainsi mis à nu exsude toute la force de l’œuvre.
Andeka Gorrotxategi incarne le rôle-titre dans un registre de ténor léger d’une belle régularité, qui sait aussi trouver les accents déplorés ou exacerbés conformes à son fatal personnage. Saioa Hernández possède quant à elle l’ampleur, qui aurait mérité quelques nuances dans son douloureux aria d’entrée, mais trouve graduellement l’impact d’une Soledad campée ardemment jusqu’à sa mort ultime (par les mains de Curro, lui-même occis par Mariano – que de sang !). Mariano revient à Joan Martín-Royo, avec une tension de baryton frémissant, à laquelle la mezzo Milagros Martín, vétérane du répertoire zarzuelero, donne une vive réplique pour Doña Angustias (“ Dame Angoisses ” et mère de Soledad, “ Solitude ” : les noms des personnages sont déjà tout un programme !). Alors que le chœur excellemment préparé par Antonio Fauró, qui a la part belle et complexe, éclate de vigueur ou s’épanche en subtilités ; et que l’orchestre fourmille de mille détails sous la battue énergique de Guillermo García Calvo. Un sans faute ! Et une splendide réparation d’un ouvrage comme neuf. Car de Brokeback Mountain à Curro Vargas, le plus neuf des deux ouvrages, le plus intemporel, se révèle sans doute être le second.
Et entre deux représentations lyriques, n’omettons pas une Neuvième de Mahler magistrale avec un orchestre du Mariinski galvanisé par Valery Gergiev et des pages de Ligeti en regard de celles de Luis de Pablo ciselées par le Quatuor Arditti, l’une et les autres à l’Auditorium national de Madrid. Puisque l’offre à Madrid présente un éclectisme digne des meilleures capitales musicales.
Pierre-René Serna
- Chapí/Dicenta-Paso, Curro Vargas - Teatro de la Zarzuela, Madrid, 14 février, prochaines représentations les 20, 21, 22, 23, 26, 27, 28 février, 1er et 2 mars 2014. teatrodelazarzuela.mcu.es
- Ligeti/de Pablo, Quatuor Arditti, Sala de Cámara de l’Auditorio nacional, Madrid, 12 février 2014
- Mahler, Neuvième Symphonie, Mariinski/Gergiev, Sala Sinfónica de l’Auditorio nacional, 13 février 2014
Photo © Fernando Marcos
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