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Festival de Saint-Michel en Thiérache – Musique instrumentale et vocale autour de l'orgue Boizard de 1714 – Compte-rendu
En bientôt trente ans, le Festival de Saint-Michel en Thiérache s'est imposé tel un rendez-vous baroque majeur du nord de la France – l'ancienne abbaye bénédictine se situe à la lisière de l'Aisne, tout près de la frontière belge en direction de Chimay, qui évoque la Messe du même nom de Cherubini : l'auteur de Médée, organiste en ses jeunes années, eut-il l'occasion de venir jouer le Jean Boizard de 1714, trésor du lieu ? De taille moyenne mais fort imposant dans son noble buffet Louis XIV, campagnard ou sobrement parisien, pour ainsi dire « rustique Grand Siècle », c'est l'un des rares témoins bien conservés de la facture classique française du tournant de siècle, encore d'esthétique XVIIe et sonnant très différemment des Isnard de Saint-Maximin ou Clicquot de Poitiers, à tous égards plus tardifs et ostensiblement plus grandioses, quand ce Boizard est avant tout éloquence, distinction et raffinement, sans tapage mais avec une présence, droite et « simple », suprêmement envoûtante. Restauré par Georges Westenfelder, cet orgue prestigieux constitue l'épicentre d'un festival ouvert aux répertoires instrumentaux et vocaux les plus divers, indissociable d'une collaboration ininterrompue avec Radio France – le lundi de Pentecôte 1987, heureuse époque, France Musique s'offrait le luxe, pour la première édition du Festival, d'affréter un train spécial entre Paris et Saint-Michel, afin de permettre aux auditeurs de découvrir ce lieu singulier…
Du 1er au 29 juin, à raison de deux ou trois concerts par dimanche – une rencontre conviviale avec les artistes, animée par Jean-Michel Verneiges, pivot du Festival depuis l'origine, étant organisée dans le cloître en milieu d'après-midi –, l'édition 2014 célébrait à la fois le tricentenaire de l'orgue et le 20ème anniversaire d'une exceptionnelle collection discographie Radio France : Tempéraments, « La collection de l'orgue et de ses musiques », initialement centrée sur le Boizard de Saint-Michel puis ouverte à d'autres instruments français, mais aussi étrangers. De même sur le plan du répertoire, par essence français – le premier album, par Davitt Moroney, fut l'intégrale de l'œuvre d'orgue enfin divulguée de Louis Couperin – puis sensiblement élargi, jusqu'à proposer un programme Tientos y Glosas en Iberia sur la merveille de São Vicente de Fora à Lisbonne, Mozart à San Tomaso de Vérone ou une évocation de la Rome baroque à Santa Maria in Vallicella. Intitulé Les maîtres de l'orgue français de Louis XIII à la Monarchie de Juillet, un coffret de 8 CD vient de paraître pour fêter l'événement, soit autant de programmes subtilement concoctés dans l'esprit du concert, associant l'orgue (neuf lieux différents) aux autres instruments et à la voix, occasion de retrouver notamment certaines gravures de première grandeur d'André Isoir à Saint-Michel, également de goûter en avant-première le prochain titre de la collection, gravé en 2013 par Olivier Baumont sur le Dom Bédos-Quoirin de Sainte-Croix de Bordeaux et un « Forte-Piano organisé » (Érard Frères, 1791) conservé au Musée de la Musique à Paris.
Trois concerts de format contrastés étaient proposés dans l'abbatiale en cet avant-dernier dimanche. Dès 11 h 30, la soprano Maria Cristina Kiehr et, à l'orgue positif et au clavecin, Jean-Marc Aymes, réputé pour ses gravures Frescobaldi (Ligia), offraient avec leur ensemble Concerto Soave un programme enchanteur, pour l'essentiel du XVIIe siècle et intitulé Il Canto della Madonna. Après une Toccata introductive à l'orgue, le saisissant Salve Regina de Barbara Strozzi donna le ton, celui d'une expression extrêmement sensible, colorée et imagée, jusqu'aux audacieux chromatismes, torturés et résolument « modernes », de gementes et fentes in hac lacrymarum valle (« gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes »). La harpe baroque d'Elena Spotti enchaîna sur une Toccata anonyme avant d'accompagner, seule, le fameux Lamento della Madonna de Monteverdi (de la Selva morale), où Maria Cristina Kiehr, véritable lumière de ce concert, fit montre d'une inépuisable et radieuse musicalité, d'une éloquence et d'une diction merveilleusement poétiques. Un étonnant Pulchra es amica mia de Palestrina qualifié de Passegiato per la viola, incursion dans la musique du XVIe siècle, donna la parole en soliste à la viole de gambe intimiste et délicate de Sylvie Moquet. Deux pages vocales signées Francesco Passarini (Ave Regina coelorum, Alma Redemptoris Mater) alternèrent avec deux Sonates de Gianpietro Del Buono sur l'Ave maris stella, l'hymne étant d'abord énoncée par la voix seule, à Jean-Marc Aymes au clavecin répondant dans l'une le cantus firmus à l'orgue (M.-C. Kiehr elle-même), dans l'autre à la viole de gambe. Au cœur de cet ensemble, un Regina coeli de Bonifazio Graziani conclu par un effervescent Alleluia, puis en bis une évocation par Domenico Mazzocchi du Cantique des Cantiques : moments purs et denses, sobres et singulièrement exigeants.
En début d'après-midi vint le moment d'entendre le fameux Boizard, touché ce 22 juin par Paul Goussot, titulaire du Dom Bédos-Quoirin évoqué plus haut, passé maître dans l'improvisation à la manière des XVIIe et XVIIIe siècles français, avec alternance orgue & chantres – en l'occurrence Sebastian Monti (haute contre), Fabien Hyon (ténor) et Sydney Fierro (basse) (photo), jeunes chanteurs aux voix individuellement puissantes et impétueuses, s'élevant jusqu'à une étonnante fusion de timbres et de dynamique au service d'un solide programme de « Suites et motets pour le Magnificat ». Une suite improvisée (douze sections alternées) ouvrit le concert, faisant entendre en beauté la palette de l'orgue français, du plein jeu initial aux dialogue de voix humaine, basse de trompette, fond d'orgue et autres grands jeux qui font la gloire de l'esthétique classique, sans oublier – tour de force « d'écriture instantanée » – un formidable quatuor comme droit sorti du livre d'orgue d'un maître classique. On imagine sans peine à quel point un travail acharné (écriture, harmonie, fugue, contrepoint, autant de domaines dans lesquels Paul Goussot collectionne les premiers prix) est indispensable pour s'aventurer dans ce type d'improvisation, mais il y faut aussi un « petit » quelque chose en plus, étincelle qui fera la différence entre forme reproduite avec application et esprit réellement recréé d'une époque donnée. Lors de la rencontre du cloître, Paul Goussot expliqua modestement que l'inspiration vient de l'instrument joué, le Boizard donnant des ailes à qui le touche – cela peut ne pas marcher sur un orgue impuissant à stimuler l'inventivité du musicien. Assurément, et le Boizard fut superbe – mais il y faut indéniablement un talent particulier, dont Paul Goussot fait chaque fois la démonstration avec un naturel tout simplement sidérant.
S'ensuivirent un Magnificat à trois voix et basse continue de Clérambault, avec le grand orgue de Saint-Michel dans son rôle d'accompagnateur haut de gamme, puis un Magnificat en sol de Dandrieu, toujours avec alternance. Bach, qui admirait Grigny, fut ici l'invité surprise, mais logique : Fuga sopra il Magnificat BWV 733 (anticipation du concert suivant), joué à la française, sur fonds et anches, le tout singulièrement polyphonique et d'une altière faconde, suivi de l'un des tubes de Marc-Antoine Charpentier : le Magnificat H. 73, dont chaque nouvelle audition fait fondre l'auditeur, ici sur un rythme fort enlevé mais superbement assumé, couronné d'une Chaconne improvisée dans toute la splendeur et la diversité de l'orgue. Somptueux !
Ce fut au virtuose ensemble Vox Luminis (Namur) dirigé par Lionel Meunier qu'il revint de clore ce quatrième dimanche : programme allemand offrant en première partie des motets rares et enjoués de Johann Pachelbel et de Johann Michael Bach (père de la première épouse de Johann Sebastian), occasion d'entendre l'ensemble vocal dans des configurations renouvelées et sobrement accompagné, puis en seconde partie l'inépuisable Magnificat en ré BWV 243 de Bach lui-même. L'œuvre faisait son entrée au répertoire de Vox Luminis, mais la formation belge ne changea rien à son habitude de se produire sans chef : une gageure dès lors qu'aux dix chanteurs solistes/choristes répond un ensemble instrumental d'importance – vingt-et-un instrumentistes, dont beaucoup n'avaient jamais joué sans chef, dont les trois trompettes naturelles ! Et Lionel Meunier de saluer dans son traditionnel petit discours d'après-programme, toujours attendu, plein d'humour et délicieusement caustique, le rôle essentiel de la Concertmeisterin : Caroline Bayet, qui de son pupitre de premier violon insuffla énergie et indéfectible rigueur à ce vaste plateau. À l'instar du prodigieux concert Monteverdi d'Auxi-le-Château en octobre dernier (Contrepoints 62, cf. Actualité du 14 octobre 2013) et sur un autre versant du grand répertoire baroque européen, Vox Luminis sut exalter la richesse savante de cette œuvre unique à travers une restitution acceptant tous les dangers pour restituer l'élan vital d'une musique gorgée de confiance et de magnificence, en apparence si spontanée et si pleinement sophistiquée.
Le Festival s'est refermé le week-end dernier, mais Les Orgues de l'Aisne continueront de chanter jusqu'en octobre (Saint-Quentin, Soissons, Guignicourt, Laon, La Ferté-Milon, Marle, Villers-Cotterêts, Chauny, Hirson, Fère-en-Tardenois), cependant que l'imposante programmation symphonique du Festival de Laon, à l'automne, reprendra comme chaque année le flambeau, à l'univers baroque de Saint-Michel en Thiérache se substituant celui des XIXe et XXe siècles, toujours sous la férule de l'Adama – Association pour le Développement des Activités Musicales dans l'Aisne.
Michel Roubinet
Saint-Michel en Thiérache, dimanche 22 juin 2014
Festival de Saint-Michel en Thiérache
www.festival-saint-michel.fr
Radio France – Collection Tempéraments
sites.radiofrance.fr/radiofrance/kiosque/liste.php?collection=27
world.idolweb.fr/temperaments-radio-france/releases.html
Les Orgues de l'Aisne – Saison 2014 (24ème année)
www.orgues-aisne.com
Jean Boizard (1666-1717), facteur d'orgues originaire de l'Anjou
www.ardennesgenealogie.fr/site/Files/article_bc09_jean_boizard.pdf
Festival de Laon
www.festival-laon.fr
Photo © DR
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