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Dossier Strauss / Richard Strauss ou l’orchestre moderne - Episode I : De la Burlesque à Ainsi parlait Zarathoustra
On célèbre cette année le 150ème anniversaire de la naissance de Richard Strauss. L’occasion de revenir sur une œuvre qui a bouleversé le paysage musical du XXe siècle à l’égal de celles de musiciens autrement radicaux.
L’apport de Berlioz
En 1909, Richard Strauss publia sa propre révision du Traité d’orchestration d’Hector Berlioz, un ouvrage qu’il connaissait depuis son adolescence, et qui lui avait ouvert le laboratoire secret d’un compositeur auquel il revint tout au long de sa vie. En 1890, piqué de curiosité, il s’était rendu à Karlsruhe pour y entendre Les Troyens sous la direction de Felix Mottl. La démesure de l’ouvrage, ses labyrinthes stylistiques, lui arrachèrent cette exclamation consignée dans une lettre à son conservateur de père: « la stupidité la plus folle mêlée au génie le plus éclatant ! », en soulignant plus loin « le fabuleux raffinement orchestral ».
On n’y a pas pris assez garde, mais une part essentielle de ce qui fit l’orchestre de Richard Strauss si singulier ne vient en fait ni de Wagner ni de Liszt, aussi consubstantielles que soient les pensées musicales de ces deux modèles inévitables pour un jeune compositeur allemand partagé dès ses débuts entre l’opéra et le poème symphonique, mais bien de Berlioz. L’indépendance des parties instrumentales, l’imaginaire coloré, la virtuosité des soli, les cordes divisées, tout renvoie à l’orchestre français – malgré les rapports délicats, l’attitude un rien méprisante que Strauss manifesta envers Debussy - plutôt qu’à l’orchestre allemand des romantiques.
Une certaine tradition française revisitée
Mieux, comme Strauss resta sourd à l’art de Mahler puis plus tard à celui de la Seconde Ecole de Vienne, ce qui fit son art symphonique moderne fut cette inscription dans une certaine tradition française qu’il revisita. Il ne s’en tint d’ailleurs pas uniquement à Berlioz. La Triade du Grand Siècle Français - Couperin, Lully, Rameau – le charma comme le prouve la brillantissime Suite de (petit) orchestre pour Le Bourgeois Gentilhomme, sans mentionner son attachement aux opéras que Gluck écrivit pour Paris. Et n’y a-t-il pas dans le langage tour à tour elliptique et précieux de la Burlesque pour piano et orchestre (1886-1890), une sorte d’affectation un rien française ? Son piano si bavard à beau se souvenir de Liszt avec une pointe d’ironie, c’est l’esprit de scherzo qui domine toute l’œuvre, modifiant subtilement la rythmique omniprésente d’une valse viennoise.
Dans la Burlesque se télescope un ensemble d’univers, s’assemble un jeu de références complexes qui finissent par créer un style singulier. Soyons franc, rien en Allemagne ne ressemblait à cette œuvre qui déconcerta autant qu’elle enchanta. Strauss s’y affranchit du modèle lisztien, créé un monde de pure fantaisie qui tourne le dos aux formes connues. Ni concerto, ni symphonie concertante, ni variation, ni d’ailleurs Konzertstück à la manière de Weber – les mouvements ici enchaînés ne forment de toute façon pas un triptyque – la Burlesque serait presque un poème symphonique remplaçant la narration par l’évocation, l’action par la fantaisie. Le tout nimbé d’un esprit parodique.
« Notre art est celui de l’expression
Elle clôt en tout état de cause les années de formation d’un créateur qui côté orchestre aura enfanté deux symphonies anecdotiques, une jolie Sérénade pour vents et un Concerto pour violon embarrassé par les modèles laissés par Mendelssohn et Brahms.
Alors que Strauss mettait un point final à sa Burlesque, il composait de l’autre main une « fantaisie symphonique », Aus Italien, quatre tableaux ramenés de ses séjours ultramontains. Attention, Strauss insiste « Aus Italien est fait de sensations évoquées par la vue et les magnifiques beautés de Rome et de Naples, et non de leur description … Notre art est celui de l’expression ». Quelle confession pour celui qui écrira un jour que la musique doit être capable de décrire une brosse à dents …
Quoi qu’il en soit, Aus italien était déjà trop pour les musiciens comme pour le public munichois. Strauss père avait beau mettre au point la redoutable partie de cor que lui avait écrite son fils, lorsque l’orchestre commença à répéter les chants populaires napolitains du finale, les musiciens furent pris de fous rires. A la création, le 2 mars 1887, le public siffla le même mouvement. Strauss jubilait, il avait enfin son scandale, on faisait du bruit autour de sa musique, il sortait du lot.
Le temps était enfin venu de se mesurer au poème symphonique. Strauss n’y alla pas par quatre chemins et chercha son sujet chez Shakespeare : Macbeth. Il vivra ce premier essai comme un échec. Commencé au printemps de 1887, crée à Weimar le 13 octobre 1990, Strauss nota que son orchestre y était « engoncé dans des bourrelets de graisse instrumentale en excès ». Le sujet était sombre, il fallait y ajouter un peu de brio, un trompette supplémentaire fera l’affaire, et un éclaircissement général de la texture orchestrale. La version révisée donnée à Berlin le 19 février 1892 le conforta dans cette pratique de l’allégement et lui valut un franc succès. Entre temps Strauss avait écrit deux autres poèmes symphoniques, - la sombre narration d’une agonie assortie d’une coda mystique « Tod und Verklärung » et comme volontairement à l’opposé, de format, de style, de propos, un « portrait-action » incroyablement brillant - Don Juan.
Autoportrait musical
Mort et transfiguration (1891) travaille encore le côté sombre de l’orchestre, Strauss semble y mettre un point final à ce que son art véhicule encore d’un certain romantisme germanique, tout en lui tordant le coup en quelques mesures sciantes par leur effet dramatique inédit, décrivant en une fulgurante ascension des cordes l’âme s’échappant du corps mourant. Cette peinture métaphysique est absolument à l’antithèse de la personnalité de Strauss. Pas Don Juan (1890) qui pourrait revendiquer le statut d’un autoportrait. Strauss jeune homme fut un séducteur impénitent, bien à l’image des fils de cette bourgeoisie dorée dont Thomas Mann s’est plu à décrire les frasques dans Les Buddenbrock.
Certes, le poème de Lenau lui fournissait un mythe archétypal, mais Strauss en tire un poème-opéra où chaque personnage a son thème : on voit littéralement entrer successivement Zerline puis Donna Anna. Le motif associé à Don Juan, d’une vitalité irrépressible, d’un ton résolument conquérant, transfigure son héros. Ce n’est plus Casanova mais un chevalier qui cherche l’amour idéal, la compagne d’une vie, Strauss lui-même partagé entre Dora Wihan, l’amour éloigné et Pauline de Ahna, que le compositeur ne considérait peut-être déjà plus tout à fait comme une simple jeune chanteuse venue prendre quelques leçons.
Le pas était franchi entre la vie privée et l’œuvre. Strauss n’hésitera plus à l’avenir à se faire en musique son autobiographe comme le prouvera Une vie de héros, ou ceux de ses proches dans la virtuose Sinfonia Domestica.
Du côté des modernes
Avec Don Juan, Strauss retrouvait l’esprit du scherzo symphonique, il le développera encore plus avant pour son poème symphonique suivant, Till Eulenspiegels lustige Streiche (1895), inspiré par la légende flamande présentant un personnage se livrant à des facéties contre la religion et l’ordre établi. Strauss se glisserait-il dans les défroques du fanfaron, s’autorisant un pied de nez musical à sa chère bourgeoisie ? On peut le penser, lorsque résonne une phrase de cor très périlleuse, écrite en pensant à son corniste de père, un conservateur dans la vie comme pour tout ce qui touchait à la musique. Mais Strauss a choisi son camp, et derrière le ton de la comédie voir de la satire, l’écriture au cordeau de Till, qui ne craint pas plus d’une fois de dissoner, dit clairement que Strauss s’est rangé du côté des modernes.
L’avènement d’un compositeur majeur
L’année suivante, il change résolument d’angle de vue. Passionné par les écrits de Nietzsche et en particulier par Ainsi parla Zarathoustra il décida d’en tirer un poème symphonique « librement adapté de l’œuvre de Nietzsche ». Imprévisible Strauss. On le croyait revenu à une écriture pragmatique, le voila qui se met à philosopher comme l’indique la citation placée en exergue de la partition : « La musique a trop longtemps rêvé ; nous voulons devenir des rêveurs éveillés et conscients ». Conception du surhomme chère au philosophe allemand, triomphe de la volonté humaine sur la nature et sur l’ordre social du monde des hommes, Ainsi parla Zarathoustra est comme mû de l’intérieur par les principes nietzschéens.
Mais c’est avant tout la partition où Strauss déploie l’orchestre de sa maturité, ample, d’une puissance sonore inusitée, d’une variété de couleurs inédite, porté par un sens du discours dramatique qui subjugue l’auditeur. Littéralement cet orchestre donne à voir, plus encore que les foucades de Till, car il donne à voir le sens même d’une pensée. Il n’illustre plus une action, il transporte dans un univers. Stanley Kubrick ne s’y est pas trompé, qui a utilisé le lever de soleil des premières pages pour son film 2001 Odyssée de l’Espace. Enfin la virtuosité des moyens mis en œuvre par Strauss fait sens. On ne doit pas s’y tromper, Ainsi parla Zarathoustra signe l’avènement d’un compositeur majeur de sa génération, qui parle désormais une langue entièrement singulière.
Strauss en est parfaitement conscient, comme le prouve cette lettre écrite à Pauline le 27 novembre 1896, alors qu’il vient de terminer l’ultime répétition avant la création de l’œuvre : « Zarathoustra est magnifique – de loin la plus importante de mes œuvres, la plus parfaite de forme, la plus riche de contenu et la plus personnelle de caractère. Le thème de la Passion est irrésistible, la fugue à vous faire froid dans le dos, le Chant de la danse simplement délicieux. Les points culminants sont énormes, et orchestrés sans une faute ! ».
Strauss est prêt pour accomplir sa révolution et subjuguer le monde musical. Mais ce ne sera pas au concert : il lui faudra attendre encore presque dix années avant que Salomé n’enflamme les scènes mondiales.
Jean-Charles Hoffelé
Deux livres pour aborder l’œuvre et la vie de Strauss : l’indispensable précis de Dominique Jameux, Richard Strauss (Collection Solfèges, Edition du Seuil), et la biographie sans concession de Michael Kennedy traduite par Odile Demange ( Editions Fayard).
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