Journal
Une semaine de danse à l’Opéra de Paris (Casse-Noisette, Démonstrations, Concours) - Hauts et bas - Compte rendu
Passionnante confrontation que celle des forces vives de l’ensemble du Ballet de l’Opéra, du premier chausson des rats de Nanterre aux ultimes évolutions du corps de ballet, auréolé de couronnes et nimbé de tulle pour un ballet aussi consensuel que le Casse-Noisette de Rudolf Noureev. Sont ainsi confrontées en un étonnant raccourci vingt années d’un labeur de danseur dont le commun des mortels imagine peu l’intensité.
Dans cette semaine riche en émotions, également marquée par le Concours de promotion interne, on a pu ainsi apprécier un condensé de patrimoine, de style, de technique, mais aussi la solitude du recalé au concours, l’ambiance tendue des épreuves, les ratages dans de trop brèves séquences, la joie parfois factice de la scène et surtout une incessante et désespérée quête de beauté.
Du Concours de promotion interne, dont on chuchote que Benjamin Millepied souhaite le supprimer, et pour lequel les étoiles ne sont pas en lice puisqu’elles sont nommées sur décision de la direction, on retient une ambiance tendue, évidemment peu propice à l’épanouissement des talents naissants ou confirmés qui concourent pour changer de corps d’armée : de quadrilles à coryphée, puis à sujet et à premier danseur, suivant le nombre des postes vacants. Epreuves fermées au public, mais auxquelles les journalistes ont le droit d’assister, elles enchaînent de très courtes variations imposées, puis des libres pour lesquelles on se demande souvent comment les candidats ont été conseillés !
Ainsi les garçons qui choisissent des variations lentes, comme celle si difficile du prince dans le Lac des Cygnes de Noureev, qui nécessitent non seulement un bel équilibre, mais aussi une réelle expressivité dans le déploiement des bras, ce qu’imposent moins les variations rapides : peu d’entre eux, aux bras moins fluides que les filles, peuvent se les permettre. Sur les 24 garçons concourant ici, on a donc connu de grosses déceptions pour quadrilles et coryphées, alors que les sujets ont séduit dans leur ensemble. Etait-ce cette unité de ton chez ces derniers qui a fait qu’aucun premier danseur n’a été retenu, même le brillant Sébastien Bertaud, la question reste posée.
Changement total pour les 36 jeunes filles, parmi lesquelles la classe des quadrilles a permis de déceler des merveilles potentielles, comme l’exquise Amélie Joannidès, encore fragile mais irrésistible de charme et de grâce, et l’élégante Lucie Fenwick. Le jury leur a préféré Ida Vikinskoski, une Finlandaise récemment intégrée dans le ballet, et Jennifer Visocchi, toutes deux de très bonne tenue. Chez les coryphées, un peu moins surprenantes, on a surtout retenu le style de Laurène Lévy, mais la fine Léonore Baulac, dont le nouveau directeur apprécie beaucoup la personnalité puisqu’il l’a déjà abondamment distribuée, n’a pu laisser sa marque sur la variation du Printemps de Jérôme Robbins, dans The Four Seasons, à vrai dire pas la meilleure chorégraphie du maître. Elle a pourtant été retenue comme sujet, en fait sur l’ensemble de son travail de l’année, tout comme l’excellente Hannah O’Neill, tandis que Laura Hecquet, dont on a pu souvent apprécier la solidité, était promue première danseuse. Bonheurs mitigés donc, que cette succession de figures souvent exécutées dans l’angoisse, et sans la grisante excitation de la scène.
Changement majeur de ton avec les Démonstrations de l’Ecole, passionnants et édifiants moments de grâce mis en place par Claude Bessy en 1977 et brillamment développés par Elisabeth Platel. Tout y est enrichissement pour le regard d’une salle survoltée, enseignements précieux sur l’évolution de ces jeunes corps que l’on rend porteurs d’une éthique autant que d’une esthétique mises en place depuis le XVIIe siècle et enrichies de l’idéal de chaque époque, de la légèreté romantique à la virtuosité plus matérialiste de la fin du XIXe siècle et d’une nouvelle quête d’expressivité au XXe siècle. Les démonstrations sont superbement construites, et se déroulent dans une joyeuse excitation, fort bien entretenue par chaque enseignant - en tout 19 - lequel vient à son tour montrer l’essentiel de sa classe. Tout se déroule sans temps morts au long de la journée qui se reçoit comme une lecture vivante mais extrêmement profonde et riche des bases d’un enseignement qui déforme et forme le corps pour le conduire à une harmonie précieuse autant que fragile, et enfin à la jouissance suprême de la scène. Les déceptions et les travers ne sont pas encore là, seul l’enthousiasme les porte.
Vision fascinante que celles des ces jeunes anatomies où tout se dessine, et où les règles s’inscrivent avec plus ou moins de bonheur : il y a ceux qui sont naturellement beaux, ceux qui ne sont que doués, ceux qui s’escriment en pure perte, si touchants, et ceux enfin qui ont tout compris et tout perçu intuitivement de leur futur message. Et ceux là demandent ô combien d’attention, tant il faudra trouver le moyen terme entre les laisser développer leurs tendances naturelles ou les garder prudemment dans la stricte observance des règles. Là, dans ces démonstrations où la danse se raconte au gré des gestes naissants, il ne s’agit pas de faire mieux que le voisin, mais seulement ce qui « doit être fait », pour que le sens de l’enseignement se dégage.
Ainsi peut- on entendre cette remarque surprenante de la part d’un professeur à l’adresse d’un gamin trop doué : « tu sautes trop haut » ! Ce qui fera peut-être son succès cinq ans plus tard, est pour l’heure préjudiciable à l’éthique de l’ensemble, et de surcroît ne lui permet pas de retomber en mesure. Le pur langage classique peut sembler aride dans cette mise en place rigoureuse mais il est pourtant plus aisément décryptable dans ses exigences grâce à ces menues différences.
On découvre ensuite de plus fraîches et plus ludiques variantes de l’enseignement de l’Ecole, nécessaires dit Elisabeth Platel, « à former un artiste complet » : du mime aux danses traditionnelles- adorable Marie Blaise qui les entraîne de son accordéon - et des danses de caractère à l’expression musicale conduite par le sympathique Scott Alan Prouty, qui fait chanter les enfants, les détend et crée une saine joie de vivre comme complément à la dureté de la barre et de la rigueur classique.
Dans l’après-midi, c’est à la 3e division que l’on passe, menée avec une vigueur impressionnante par Wilfried Romoli. Comme l’annonce Platel, tout va s’y jouer : l’enfance est finie, les positions et les figues intégrées, et commencent les risques et les vraies difficultés d’une danse non plus de studio mais de scène, celle qui parlera vraiment: là se repèrent ceux dont le corps est déjà un langage et ceux pour lesquels il ne sera jamais qu’une grammaire. Moment que les enseignants guettent d’un œil passionné, lorsque, passées par le chas de l’aiguille, vont éclore les personnalités et les vrais talents.
Puis vient la 1ere division, fin du cursus et prélude à la grande aventure. On ne peut assez saluer la façon extraordinaire dont Jacques Namont enflamme ses jeunes danseurs, les poussant avec chaleur et drôlerie, les houspillant sans cruauté, les sécurisant et les faisant vibrer comme un chef d’orchestre, de tours en pirouettes, d’entrechats en grands jetés. Et si certains ratent leur envol, il n’y faut rien voir de grave, c’est juste la rançon de l’effort, il suffira de recommencer, et tout arrivera. Ambiance survoltée, qui projette en scène ces jeunes corps explosant d’énergie, brûlant de se mesurer à de vrais rôles, à de vraies performances, le tout dans un enchaînement dynamique étourdissant. On espère que cette vigueur, cet amour leur resteront au fil des concours et des rôles de fond de cour.
La démonstration continue sur ce rythme forcené, un peu amenuisé cependant pour les filles, plus retenues et pour lesquelles on reste plus exigeants. Elle connaît notamment des moments exquis avec l’épisode de danse de caractère géré par Roxana Barbacaru, étonnante meneuse qui sait tirer l’essentiel de ce qui ne paraît que divertissement. Un conseil qu’elle leur lance est à retenir par sa profondeur, alors que crispés, ils battent de la botte rouge et croisent leur bâtons folkloriques : « léger, le visage, léger ». On le notera, elle n’a pas dit « décontracté » ! Enfin la séance culmine sur la classe d’adage où garçons et filles sont enfin face à face : un duo où ils doivent apprendre à se mesurer et qui durera toute leur carrière. Et peu à peu, le beau émerge du bien, du juste pas. L’art arrive.
Merveilleuse épopée historique et vivante que ces démonstrations, et amère désillusion qui conduit tant d’efforts à la platitude du Casse-Noisette de Noureev : chorégraphie morne, rôles bâclés, le personnage de l’héroïne n’ayant en rien la dimension magique du conte et de ses angoisses, et Drosselmayer n’étant plus qu’un vieillard ridicule. Rats grotesques et pas du tout effrayants par leur caractère figé de mauvais Guignol, danseurs qui s’ennuient, et comme on les comprend, même la solide Dorothée Gilbert, même le beau Matthieu Ganio.
Et pourtant Casse-Noisette, par son sujet pointu et sa musique finement colorée et mouvante, peut ouvrir tant de portes, à condition de plonger au cœur de l’imaginaire. Ce ballet que l’Opéra ressort comme un arbre de Noël depuis 1985, n’est plus que guirlandes, celle des beaux décors et costumes de Nicholas Georgiadis. Un patronage de luxe, vidé de sa substance. Son heure est finie. En le revoyant, on se dit que le Ballet de l’Opéra a besoin d’un coup de baguette magique pour se redonner du sens. Et l’on se dit aussi que Maurice Béjart, sans tant de fastes, mais avec juste trois chiffons, quatre tréteaux et quelques collants, a su bâtir la plus belle des sagas chorégraphiques du XXe siècle, après Diaghilev. On attend celle du XXIe siècle.
Jacqueline Thuilleux
Palais Garnier, Concours annuel du Corps de Ballet de l’Opéra, les 3 et 6 décembre 2014,
Démonstrations de l’Ecole de Danse, les 7, 20 et 21 décembre 2014. www.operadeparis.com
Tchaïkovski : Casse-Noisette (chor. R. Noureev) – Paris - Opéra Bastille, 3 décembre ; prochaines représentations les 10, 12, 16,17, 19, 22, 24, 25, 27, 29, 31 décembre 2014 / www.concertclassic.com/concert/casse-noisette-de-noureev-bastille
Photo © Sébastien Mathé
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