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Succession de Jean Guillou à Saint-Eustache et « Concert d'adieu » à sa tribune des Halles – Un procédé discutable et discuté
D'une lumineuse et singulière longévité – les curés passent, l'organiste reste, le plus souvent d'ailleurs en bonne harmonie – ainsi que d'une énergie toujours exceptionnelle, Jean Guillou n'avait naturellement besoin de personne pour que lui vienne l'idée de sa propre succession. Naïvement, sans doute, c'est-à-dire laissant s'exprimer en lui le musicien et l'être humain, il pensait, après plus de cinquante années d'un titulariat qu'il avait souhaité non rémunéré, avoir d'une manière ou d'une autre son mot à dire tant sur le calendrier (n'étant nullement empêché) que sur celui ou ceux qui lui succéderaient, comme cela s'est produit à maintes reprises dans l'histoire de l'orgue français – à tout le moins un avis consultatif, dans un souci pouvant être aussi bien de continuité que de renouvellement. Jusqu'à, maladroitement, quand on sait l'irritabilité des ego, dire publiquement, généreusement et à juste titre, qu'il verrait bien, parmi les élus, Jean-Baptiste Monnot, l'un de ses plus talentueux assistants depuis une dizaine d'années au grand orgue de l'église des Halles.
Démis unilatéralement par la puissance affectataire en la personne du curé de Saint-Eustache, lequel, de fait, en a le droit, Jean Guillou s'est vu « promu » organiste émérite fin septembre 2014, sans que l'on puisse bien se représenter l'agencement supposé : libre de jouer à sa guise ?, ou avec l'autorisation préalable des titulaires – Jean Guillou !? Un concours pour le recrutement de trois cotitulaires a été organisé dans la foulée sous l'égide du diocèse, avec un jury de neuf membres (dont seulement deux organistes parisiens) nommé par Mgr Jérôme Beau, évêque auxiliaire de Paris. Inutile de dire que le procédé de cette démission d'office, peu compatible avec la reconnaissance dont ce haut lieu de la musique se devrait de témoigner envers un musicien ayant donné sans compter pour le rayonnement de sa tribune, a soulevé une vague intense d'indignation ainsi qu'un soutien affirmé à Jean Guillou, néanmoins « autorisé » à donner, avec le soutien de l'Argos désormais présidée par Jean-Robert Cain, un concert avec orchestre le jour même de ses quatre-vingt-cinq printemps – sous réserve de l'intituler « concert d'adieu ».
Concours ou pas concours : vieux serpent de mer, avec avantages et inconvénients des deux côtés – le principal avantage de l'absence de concours étant de permettre l'éventuelle accession à un poste de premier plan d'un musicien pouvant être d'exception sans être nécessairement pourvu des « titres requis » (notion commode et fluctuante, ad libitum, dès lors qu'il y a intention de faire barrage), au bénéfice d'une sorte d'équivalence : flou, mais musicalement fondé. Après les tensions (euphémisme !) de la succession de Louis Vierne à Notre-Dame en 1937, une ordonnance de 1943 du cardinal Suhard – qui manifestement n'engageait que le signataire du moment – prévoyait l'organisation d'un concours pour les principales tribunes du diocèse, mais aussi, exceptionnellement, nomination sur titres : Jean Langlais sera nommé sur concours en 1945 à Sainte-Clotilde (mais, faute de candidats en lice, sera en définitive nommé directement), André Marchal accédant à la tribune de Saint-Eustache selon la procédure d'exception évoquée (« mais après délibération du Conseil de l'Archevêché »).
En 1954, à la mort de Léonce de Saint-Martin, Pierre Cochereau, sur recommandation de son prédécesseur (attestée par sa veuve), sera nommé à Notre-Dame sans concours (bien que naturellement « titré », avec l'appui naturel de Marcel Dupré et sans autre formalité) – tout comme Jean Guillou en 1963 à Saint-Eustache. Ni la cathédrale, ni l'église des Halles n'eurent, semble-t-il, à le regretter. Jean Guillou devait d'ailleurs déclarer que, s'il y avait eu concours, il ne s'y serait pas présenté. Plusieurs grandes tribunes parisiennes ont vu au cours de ces dernières années la nomination sans concours de nouveaux titulaires, sans faire de vagues, cependant que les concours et commissions ad hoc pour la succession de Cochereau puis de Messiaen semblent avoir connu certains aléas (sic) – caractère officieux des informations oblige… Donc pour Saint-Eustache 2015 : concours (mais pourquoi pas !) et transparence.
Belle intention, certes, mais c'est pourtant là que le bât blesse – même si en définitive le jury s'est effectivement révélé souverain, jusqu'à ne pas retenir in fine certain favori au bénéfice duquel tout ce remue-ménage pourrait avoir été déclenché – caractère officieux des informations oblige, bis. Ce qui renvoie de facto à la case départ implicite : le clergé, affectataire, est libre de nommer qui bon lui semble. Donc pourquoi ne pas avoir tout simplement le courage de faire valoir ce droit à nommer qui l'on veut ?, dès lors bien sûr que l'heureux élu est à la hauteur de la mission ainsi confiée. En l'occurrence, cette manière de double jeu semble s'être retournée contre les forces agissantes…
Mais revenons au bât qui blesse : le règlement publié du concours stipulait clairement les qualités (évidentes) exigées des candidats au concours. Étrangement, l'entourage immédiat de Jean Guillou s'est trouvé interdit de concours. De là à en déduire que Jean Guillou lui-même serait incompétent pour juger des qualités de son ou de ses successeurs, il n'y aurait qu'un pas… Il va de soi que Jean-Baptiste Monnot, dont le nom ici s'impose par la force des choses, répondait à tous les critères, non seulement par ses « titres » mais pour l'avoir prouvé depuis tant d'années sur le plan aussi bien du culte que du concert, qu'il s'agisse des fameuses auditions du dimanche après-midi ou des récitals en soirée. Refusé, donc, pas le profil ! S'il n'y avait que lui, on pourrait deviner, bien qu'avançant inutilement masqué, un désir de tourner la page avec changement radical d'équipe musicale. Point de vue qui pourrait même être recevable : qui, en conscience, pourrait réellement prétendre succéder à une personnalité aussi forte – notamment en tant que compositeur et penseur de l'instrument-orgue contemporain – que celle de Jean Guillou ? On ne succède pas à Guillou, on passe nécessairement à autre chose. L'argument eût-il été avancé qu'il aurait presque pu tenir.
Or sur la cinquantaine de candidats au concours (liste officieuse), certains noms, et pas des moindres, se seraient vu également refuser l'étape proprement dite du concours, dont Naji Hakim (successeur d'Olivier Messiaen à la Trinité !), Jean-Baptiste Dupont (cathédrale de Bordeaux), Henri-Franck Beaupérin (cathédrale d'Angers), etc. Pas non plus le profil ? Diable, mais quel est donc ce profil ? Force est de dire, cependant, que parmi tous les candidats, français et étrangers, bien plus de trois pouvaient légitimement prétendre à ce poste prestigieux. Où l'on revient à la nécessité du choix, sans qu'un concours soit nécessairement l'instrument le plus adéquat pour en décider. Tout cela évoque certaines démocraties – qui ne le sont qu'après avoir empêché tel parti ou tendance de se présenter aux élections, après quoi tout fonctionne dans la plus stricte transparence.
Il est essentiel de dire ici avec vigueur que ce n'est pas le résultat de ce concours qui est en cause, mais l'attitude indigne à l'égard de Jean Guillou ainsi que les critères retenus pour les éliminatoires (sur dossier) en vue de l'épreuve du concours. Il faut croire, toutefois, que sainte Cécile veillait au grain, car les deux nouveaux titulaires de Saint-Eustache (sept candidats ayant été finalement invités à concourir, en public, le 24 mars dernier) – lesquels ont aussitôt invité Jean Guillou à ne pas priver l'église des Halles de sa présence et de son aura de musicien – sont au nombre des plus talentueux représentants de la jeune école française d'orgue : Baptiste-Florian Marle-Ouvrard et Thomas Ospital (2).
On relèvera au passage la quasi-démission de la puissance publique : les cathédrales appartiennent, ainsi que leur mobilier (dont les orgues), à l'État, les églises aux communes – pour les édifices, naturellement, antérieurs à la loi de 1905. Certes la mission première de l'instrument est d'ordre cultuel, et l'affectataire est maître chez lui, ou plus exactement dans les édifices mis à sa disposition. Mais ce sont l'État et les communes qui financent les instruments, leur construction et leur restauration.
Chaque fois qu'il s'agit d'un instrument d'importance (musicale et historique, éventuellement classé), a fortiori dans le cas de Saint-Eustache, instrument-amiral et vitrine de la Ville de Paris, également son plus gros investissement en la matière (reçus en fin d'année 2014, des travaux de relevage et de nettoyage ont enfin été menés à bien : l'orgue de Saint-Eustache a en partie retrouvé ses poumons, même si tout n'est pas réglé), on conçoit avec peine que les autorités compétentes, garantes de la bonne gestion de l'argent public, puissent ainsi rester étrangères à la nomination des titulaires – du moins quant aux exigences du versant culturel et à la mise en valeur d'un patrimoine strictement public. Ainsi la Ville de Paris n'était-elle représentée au concours 2015 de Saint-Eustache que par sa chargée de mission « orgues », au nombre des « quatre observateurs sans droit de vote ». Il est vrai qu'il ne s'agit « que d'orgue » et que rares sont les municipalités se risquant à prendre conscience du rôle qu'elles devraient jouer – sans qu'il soit pourtant besoin d'entrer en guerre avec le clergé, très souvent soucieux de donner à l'orgue et au patrimoine qu'il représente la place qui lui revient.
Et c'est aussi l'un des grands mérites de Jean Guillou que d'avoir sans cesse lutté pour faire de l'orgue un instrument sinon tout à fait comme les autres, ce qu'il n'est pas par son histoire et sa localisation, du moins un acteur musical à part entière, viable également en dehors de l'église. Se pourrait-il que ce positionnement (de musicien, sans qu'il y ait nécessaire contradiction avec la fonction d'organiste liturgique) ait en partie, à très long terme et comme par ricochet, conduit à son éviction de fait ?
Un « concert d'accueil des deux nouveaux titulaires du grand orgue de Saint-Eustache » est annoncé pour le mercredi 6 mai 2015 à 20 h 30 (entrée libre). Deux titulaires, quand trois étaient annoncés, sans explication officielle. Le troisième poste est-il destiné à être pourvu dans un proche avenir, et si oui comment ? Baptiste-Florian Marle-Ouvrard et Thomas Ospital resteront-ils seuls titulaires de l'instrument ? Mystère…
Toujours très impliqué dans la mise en œuvre de son visionnaire projet d'orgue à structure variable et au cœur d'une année 2015 riche en classes de maître et d'une quarantaine de concerts à travers le monde, de la Philharmonie de Berlin à la cathédrale de Mexico via Saint-Pétersbourg, Jean Guillou donnera donc son dernier concert – provisoirement, espérons-le – à Saint-Eustache le 18 avril prochain. Il sera de nouveau accompagné, comme pour le concert de ses cinquante ans de titulariat du 7 avril 2013 (3), par l'Orchestre Symphony Prague placé sous la direction de Johannes Skudlik. Au programme : Symphonie fantastique de Berlioz, Fantaisie et Fugue sur B.A.C.H. de Liszt (fameuse version syncrétique de Jean Guillou associant les versions orgue et piano de l'œuvre), enfin Concerto pour orgue et orchestre n°1, Inventions (1960), de Jean Guillou – toujours et pour longtemps encore le maître de Saint-Eustache.
Michel Roubinet
(2) Cf. www.concertclassic.com/article/concours-international-dorgue-de-chartres-paris-la-prestigieuse-institution-mise-en-peril
www.concertclassic.com/article/concours-dorgue-dangers-2014-hommage-jean-louis-florentz-compte-rendu
www.concertclassic.com/article/festival-le-paris-des-orgues-2013-place-aux-jeunes-compte-rendu
(3) Concert du Jubilé disponible en CD (Augure 1304) : www.jean-guillou.org/discographie.html
Sites Internet :
Jean Guillou
http://www.jean-guillou.org/index.html
Argos (Association pour le Rayonnement du Grand Orgue de Saint-Eustache)
www.orgue-saint-eustache.com
Baptiste-Florian Marle-Ouvrard
http://www.bfmo.fr
Thomas Ospital
http://www.thomasospital.fr
Paroisse Saint-Eustache : nomination des deux nouveaux titulaires du grand orgue
http://www.saint-eustache.org
Photo © DR
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