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« Concert d'adieu » de Jean Guillou à Saint-Eustache – Vers la concrétisation d'un projet d'« orgue mobile à structure variable » - Compte-rendu
Électricité des grands soirs, samedi 18 avril, pour l'exceptionnel – à tous égards – « concert d'adieu » de Jean Guillou à sa tribune (1), mais aussi et surtout grande émotion à l'idée d'entendre pour la dernière fois sur son orgue le maître de Saint-Eustache : une grande et riche page d'histoire se tourne, nullement la dernière pour le musicien dont l'agenda reste d'une confondante densité (2). Imposé par le clergé, cet intitulé ambigu semble contredire sa nomination en tant qu'organiste « émérite » – terme qui, à l'Université par exemple, signifie que l'on n'occupe plus un poste budgétaire (mais ce n'était déjà pas le cas, situation d'ailleurs devenue impossible) tout en restant actif au sein de la structure qui confère l'éméritat. La tension était brusquement montée de quelques crans, la veille de ce « concert d'adieu », avec la mise en ligne par l'AFP d'une interview de Jean Guillou (3) aussitôt relayée par les sites de grands quotidiens (dont Le Figaro, où ses propos étaient malheureusement tronqués). Trop tard (pari risqué ?) pour que la soirée puisse être purement et simplement annulée…
Jean Guillou répondant aux hommages © DR
Il ne s'agit pas là d'une vaine querelle entre clocher et tribune, mais bien d'une réflexion, assez directement formulée il est vrai, sur la position complexe des organistes, seuls musiciens confrontés à une situation sans équivalent dans le monde de la musique professionnelle, qu'il s'agisse du contexte confessionnel ou des compétences de l'employeur. Morceaux choisis : « Les prêtres, en général, n'ont aucune connaissance musicale. Je n'ai jamais très bien compris quelle pouvait être leur conception de l'orgue : on fait de la musique ou on n'en fait pas ». Insistons sur en général, car il existe des prêtres musiciens, lesquels – ce qui conforterait presque l'idée de Jean Guillou – ne sont pas toujours en odeur de sainteté auprès de leur propre hiérarchie, pour qui la musique, serait-on tenté de résumer, semble parfois faire figure de concurrence déloyale. Ou encore : « Au fond, je trouve que la musique n'a rien à voir avec les religions. J'ai toujours dit qu'il fallait sortir l'orgue des églises et lui donner une autre vie ! » Si les tensions ont toujours existé, elles semblent aujourd'hui exacerbées et sans doute la situation est-elle devenue plus pesante : « Je plains les pauvres organistes qui devront se plier toujours plus aux volontés d'un clergé de moins en moins cultivé et mélomane ». Le clou est enfoncé.
Johannes Skudlik © DR
En première partie de programme, l'Orchestre Symphony Prague offrit une Symphonie fantastique de Berlioz d'un équilibre serein sous la baguette de Johannes Skudlik (Landsberg, Bavière). Organiste et chef d'orchestre, entre autres initiateur et directeur artistique de l'Euro-Via Festival, vaste cycle de concerts d'orgue en forme de pérégrination annuelle à travers l'Europe (de la Pologne au Portugal, même si l'Allemagne et l'Italie en sont les principaux points d'ancrage), Johannes Skudlik avait déjà dirigé cette formation pragoise lors du jubilé de Jean Guillou en 2013 (4), mais aussi la fameuse Révolte des orgues op. 69 en 2007 (5), œuvre de Jean Guillou avec percussions dans laquelle huit orgues portatifs dialoguaient avec le grand orgue de Saint-Eustache. Un Berlioz chez lui dans la vaste église des Halles, puisqu'il y dirigea à trois reprises son Requiem (1846, 1850, 1852). Les conditions acoustiques, si particulières sous voûte, représentent un immense défi pour l'orchestre et pour le chef, qui en un rien de temps doivent en évaluer qualités et difficultés, notamment pour le choix des tempos, ici parfaits de lisibilité pour une présence affirmée. Une Fantastique dont l'élégance et la tenue l'emportèrent sur la ferveur symphoniquement révolutionnaire. Tous les pupitres y firent merveille, à commencer par les cordes à découvert dans Un bal intensément séduisant.
Sous le charme envoûtant de l'œuvre et dans la droite ligne des Rêveries – Passions initiales, un rapprochement s'imposa entre Berlioz et Guillou, romantique des temps modernes et compositeur faisant entendre lui aussi une voix singulière, affranchi des courants dominants, peut-être moins désireux de bouleverser la musique que la manière de la vivre, sans faire table rase du passé mais en l'abordant résolument depuis le temps présent, quelle que soit l'époque revisitée (et l'on peut ne pas y souscrire), tout en suscitant l'innovation quant aux moyens instrumentaux (« J'ai toujours voulu pulvériser l'orgue… »), jusqu'à concevoir « l'orgue mobile à structure variable » (OSV), qui semble enfin atteindre sa phase concrète de réalisation. Malgré les circonstances et un conflit ouvert – dans le lieu même où Guillou aura œuvré, pour quel rayonnement !, durant un demi-siècle : le dernier d'où l'attaque aurait dû venir –, seuls les mauvais esprits, bien sûr, auront songé poursuivre le parallèle à l'aune des derniers mouvements : Marche au supplice – Songe d'une nuit de sabbat.
L'orgue de Saint-Eustache © DR
La seconde partie de programme fit entendre Jean Guillou seul dans sa version syncrétique de la Fantaisie et Fugue sur le nom de Bach de Franz Liszt. On pourra toujours opposer à cette volonté d'être simultanément organiste et pianiste le fait que si Liszt a conçu deux versions séparées, répondant aux différences fondamentales des deux instruments, c'est qu'il avait ses raisons. La fulgurance du résultat n'en demeure pas moins vertigineuse, qui plus est portée par un orgue de Saint-Eustache ayant grandement bénéficié des derniers travaux réalisés sous la conduite d'Alain Léon – cela sonne ! La stupéfaction se percevait dans l'écoute même de l'assistance. D'une extrême concentration physique et mentale, Jean Guillou offrit le meilleur de lui-même, démiurge à sa manière dans un donnant-donnant dont Liszt sortit tout aussi vainqueur. Si Jean Guillou n'a pas que des admirateurs, qui aurait pu ne pas déposer les armes ? Première et longue standing ovation.
L'œuvre si l'on peut dire majeure de la soirée était le premier des huit Concertos pour orgue et orchestre de Jean Guillou. Sous-titré Inventions, il date de 1960 : le compositeur trentenaire n'était pas encore à Saint-Eustache – le jubilé de 2013 avait permis d'entendre le Concerto n°2 (1963 : l'année de son accession à cette tribune). Occasions rares et magnifiques de véritablement découvrir un répertoire qui devrait, au concert, faire les beaux jours de l'orgue contemporain, ce qui n'est pas le cas – incompréhension. Si Jean Guillou rattache Inventions à la sphère « chambriste », c'est en raison de la nature du dialogue et de la répartition des rôles entre soliste et orchestre, lequel reste celui du Berlioz précédent – l'Orchestre Symphony Prague, dont on peut imaginer qu'il ne joue pas fréquemment une telle œuvre, fut exemplaire. Une écoute, c'est peu pour en saisir toutes les beautés, mais cela suffit amplement pour réaliser à la fois le talent de Guillou orchestrateur inspiré et l'inventivité d'un langage aussi audacieux qu'incroyablement accompli, aussi lyrique que rythmiquement incandescent. Inutile de dire que les exigences de la partie soliste sont démesurées – colossale et néanmoins concise, comme toujours chez Guillou, la cadence écrite du dernier mouvement est un cataclysme en action où l'éternelle jeunesse de l'interprète répondit de manière inouïe, à cinquante-cinq ans d'intervalle, à celle du créateur. Seconde, et plus longue encore, standing ovation. Soit exactement ce que le clergé ne veut plus « souffrir ». Ce qui pour tout grand pianiste, chef d'orchestre ou soliste vocal va de soi serait déplacé en raison de la « double vie » d'un musicien concertiste et organiste liturgique, comme s'il fallait choisir ? La démarche reste pourtant la même, au service de la musique et de son apparat, lien entre créateur, interprète et public. L'idée n'est pas neuve – un Louis Vierne en fit en son temps les frais. Certain clergé ne veut pas de stars dans « ses » églises, mais des organistes – de qualité – cultuellement bien dans le rang.
Trois bis solistes ponctuèrent la soirée : fameuse Sinfonia de la Cantate BWV 29 de Bach, commencée sur un flottement, poursuivie et couronnée de manière paroxystique, scandée, proclamée – Wir danken dir Gott, wir danken dir (« Nous te remercions, Dieu, nous te remercions »). S'ensuivit, plus impressionnante encore d'immaculée solidité en sa périlleuse rythmique, la Badinerie de la Suite n°2, BWV 1067, de Bach : prodigieuse de puissante légèreté, pour ainsi dire d'une athlétique apesanteur (ce que firent les pieds ailés – mouvement bondissant et ininterrompu sur les pointes – dépasse l'entendement). Puis ce que tous attendaient : une improvisation, genre dans lequel Jean Guillou excelle, à l'abondance des idées et à leur mise en forme répondant la concision du propos – il ne pouvait quitter son orgue autrement. Lancement, rapide montée en puissance – brusque suspension. Comme pour dire, s'il est permis d'extrapoler : puisqu'il faut une fin, à un moment non choisi, brisons net.
Vint aussi le temps des hommages. D'abord Jean-Robert Cain, président de l'Argos, pour honorer ce formidable demi-siècle de création et de vie musicale intense. Et Jean Guillou, tout aisance et plein d'esprit, de donner rendez-vous partout dans le monde – sauf à Saint-Eustache, par la force des choses. Peut-être pour entendre la fin de l'improvisation… Le père Nicholson, huitième curé de l'ère Guillou, sous l'œil acéré comme un laser de son organiste « émérite », ne pouvait se soustraire. En substance : grand honneur, pour la paroisse, grand bonheur, pour les paroissiens (chacun son fer de lance), que d'avoir plus de cinquante années durant bénéficié du concours d'un tel musicien – sans véritablement évoquer le départ mais sans oublier, plus consensuel, l'anniversaire du maître : Jean Guillou est né le 18 avril 1930. Et l'orchestre au grand complet d'entonner Happy birthday to you, ponctuant un climat aussi tendu (parfois imprévisible, Jean Guillou fut en définitive plutôt grand seigneur) que convivial…
Le projet d' "orgue mobile à structure variable" ( OSV) © DR
Ce concert marque le lancement officiel de la concrétisation du projet « d'orgue mobile à structure variable », d'un budget global de 4 M.€. Un maître facteur d'orgue, et non des moindres, est en charge de sa réalisation : Philipp Klais, actuel représentant de l'illustre maison de Bonn. « Un appel au mécénat à hauteur de 2 M.€ » a donc été lancé (dans le cadre des lois fiscales de 1987 et 2003 – « loi Aillagon »), du simple particulier au grand mécène privé ou d'entreprise (6). Ce montant concerne la construction proprement dite de l'instrument, constitué d'une quinzaine de buffets, sur plates-formes mobiles et élévatrices, destinés à être disposés de manière inventive dans les lieux les plus insolites, à même de dialoguer avec toute sorte d'expression musicale ou plus globalement artistique (tels les arts plastiques). Un orgue itinérant de grandes dimensions pour aller à la rencontre de son public de toujours, mais aussi d'un public à susciter. Si l'originalité intrinsèque de Jean Guillou lui a valu, aux yeux de beaucoup, une aura confinant à l'isolement dans son propre et vaste monde, la synergie créée autour de l'OSV rompt d'emblée ce farouche isolement, réel ou supposé : l'Association Orgue à Structure Variable Jean Guillou est présidée par Olivier Latry, l'un des trois organistes de Notre-Dame de Paris, cependant que le comité réunit des proches de Guillou – Jean-Baptiste Monnot, Johannes Skudlik – et des maîtres venus d'autres horizons : Bernard Foccroulle, Jean-Philippe Collard, Michel Bouvard. Ainsi, l'aventure continue…
Michel Roubinet
(1) Lire l'article du 14 avril 2015 :
www.concertclassic.com/article/succession-de-jean-guillou-saint-eustache-et-concert-dadieu-sa-tribune-des-halles-un-procede
(2) www.jean-guillou.org/actualites-concerts.html
(3) Agence France Presse – interview datée du 17 avril 2014 :
www.afp.com/fr/info/adieux-amers-du-maitre-de-lorgue-jean-guillou-en-froid-avec-son-cure
(4) Concert du jubilé de Jean Guillou, compte rendu du 22 avril 2013
www.concertclassic.com/article/les-50-ans-de-titulariat-de-jean-guillou-saint-eustache-un-romantique-du-xxe-siecle-compte
(5) La Révolte des Orgues – texte de Vincent Crosnier
www.jeanguillou-dvd.org/index_fr.php?page=dvd1_fr
(6) Association Orgue à Structure Variable Jean Guillou – 70, rue des Grands Champs, 72020 Paris.
Pour tout renseignement (dans l'attente d'un site dédié) : contact@osvjeanguillou.com
Sites Internet :
Jean Guillou
www.jean-guillou.org/index.html
Argos (Association pour le Rayonnement du Grand Orgue de Saint-Eustache)
www.orgue-saint-eustache.com
Orchestre Symphony Prague (direction artistique : Štefan Britvík)
www.symphonyprague.com/index.php?lang=en&web=bsop&id=1&page=1&sub=1
Johannes Skudlik
www.johannesskudlik.de
Johannes Klais Orgelbau / Bonn
www.klais.de
Photos © DR
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