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Une interview de Christophe Rousset – « Le public se montre souvent plus curieux que les programmateurs »

Actualité chargée pour Christophe Rousset et ses Talens lyriques. Tandis que leur remarquable enregistrement du Zaïs de Rameau est sorti il y a peu (1), ils sont à la Philharmonie de Paris, le 10 décembre, avec une version de concert d’Armide de Lully - ouvrage auquel ils reviendront fin juin à l’Opéra de Lorraine, dans une mise en scène de David Hermann.  Le début de l’année 2016, ne s’annonce pas moins riche pour Rousset, que l’on retrouve en Norvège fin janvier-début février, à la Barokkfest de Trondheim dans Pygmalion de Rameau (avec l’ensemble Trondheim Barokk) puis, le 26 février, au Teatro Real de Madrid, avec Les Talens lyriques et la soprano Maria Grazia Schiavo, dans un programme autour de Shakespeare. Olivier Rouvière a interrogé le chef et claveciniste pour Concertclassic.
 
 
Une musique séraphique pour trois voix d’hommes nimbées de violons (pardon : de dessus de violes) s’échappe par la porte entrouverte. Le contraste est grand entre l’architecture de l’auditorium, qui pourrait avoir été conçue par Gustave Eiffel, et les langoureuses guirlandes vocales de Charpentier.
Mais que fait donc Christophe Rousset dans ce lycée du 16e arrondissement de Paris ? Ces jours-ci, il y est « en résidence ».
 
En résidence dans un lycée ?
 
Christophe ROUSSET : Nous ne disposons pas de lieu propre de répétition. Il y a quelque temps, j’ai eu l’idée de proposer à la Mairie de Paris un échange de bons procédés : des lycées, des collèges, nous accueilleraient dans leurs espaces disponibles (souvent des gymnases, afin de ne pas perturber l’ordre des cours), en contrepartie de quoi les Talens lyriques offriraient des actions pédagogiques. En amont de la production musicale proprement dite, nous intervenons ainsi dans les classes qui le souhaitent (celles de musique ou de langue, par exemple) : notre médiateur culturel y présente l’œuvre que nous travaillons, la replace dans son contexte, etc. Les répétitions sont ouvertes aux élèves. Mais ceux-ci n’abordent pas seulement cette sensibilisation musicale sur le mode « passif » : nous avons ainsi créé avec eux un petit ensemble, un « jeune orchestre des Talens lyriques » si vous voulez, grâce à des instruments achetés par la Caisse d’Epargne. Ces artistes en herbe reçoivent un enseignement de groupe et les résultats sont déjà très encourageants. Nous essayons un peu tous les modes d’approche. Dernière trouvaille : nous avons « désossé » l’orchestre baroque en parties séparées, chacune d’elle étant téléchargée sur une tablette ; les tablettes sont confiées aux élèves, et le chef conduit ces diverses parties comme il le ferait pour un orchestre véritable… Tous nos programmes ne se prêtent évidemment pas à cette approche. Ce concert de Noël à base de litanies, motets et antiennes de Charpentier, en petit effectif [donné début décembre à Versailles puis à Gdańsk, en Pologne], représente un véritable cas… d’école. 
Bien entendu, les répétitions d’Armide de Lully, qui paraîtra en concert le 10 décembre à la Philharmonie de Paris (avant d’être remise en scène à Vienne, le 18, comme elle l’a été en juin dernier à Nancy), ne bénéficient pas du même dispositif.
 
Armide… doit-on à ce sujet parler d’un retour à Lully après un détour par Rameau ?
 
C.R : Je n’ai jamais quitté Lully, avec qui je veux faire le plus long chemin possible. Ce qui me passionne dans le fait d’avoir une vision un peu globale de son œuvre au théâtre, c’est de constater que tout en créant, en inventant l’opéra français (la tragédie lyrique), il le remet toujours et aussitôt en question, le renouvelle, cherchant sans cesse des solutions différentes, par exemple dans le traitement de l’orchestre. Même si, de l’extérieur, quand on la fréquente peu, cette musique peut sembler très « homogène », je suis ébloui par la profusion des idées, des équilibres imaginés. J’avais débuté mon parcours Lully en gravant Persée, qui me semblait un jalon important et dont aucun enregistrement n’existait ; puis sont venus naturellement d’autres titres peu fréquentés (Roland, Bellérophon). Aujourd’hui, avec Phaéton, Amadis et Armide (dont nous allons aussi publier l’enregistrement), nous en sommes à six titres lullistes. Armide, c’est sa dernière grande œuvre tragique, l’aboutissement de sa carrière, son chef-d’œuvre, en quelque sorte, mais il faudrait aussi aborder Alceste, Isis… Toutes ses tragédies lyriques me passionnent.
 
Chez Lully comme chez Rameau, vous ne vous attaquez pas forcément ni d’emblée aux titres les plus connus. Par exemple, du second, vous venez d’enregistrer Zaïs (Aparté) mais n’avez jamais abordé Hippolyte et Aricie ?
 
C.R : Les hasards de la programmation m’ont conduit, notamment, à visiter plusieurs fois Castor et Pollux mais jamais Hippolyte, en effet (ce dernier titre est cependant en projet, bien entendu). Ce sont ces mêmes hasards qui ont rendu Lully plus rare au fil de nos derniers mois d’activité et Rameau plus présent. Les festivités marquant les deux-cent cinquante ans de la disparition de Rameau ont donné lieu à de multiples programmations, que se sont, si on peut dire, réparties les divers ensembles baroques. A ma grande satisfaction, Zaïs est tombé dans notre escarcelle : c’est un titre idéal pour le concert et le disque – typique de cette production ramiste où une musique enchanteresse prolifère sur un prétexte dramatique très mince, pourtant développé sur cinq actes, fort difficiles à mettre en scène. En outre, l’unique enregistrement de l’œuvre était déjà ancien [celui de Gustav Leonhardt, 1977], et la nouvelle édition coordonnée par Graham Sadler a mis à jour de nombreux et importants détails.
 
Armide de Lully, Zaïs de Rameau mais aussi, prochainement, Purcell (Music for a while au Teatro real de Madrid, en février ; One charming night au Théâtre des Champs-Elysées en mars), Jommelli (les Lamentations à Cracovie, le 23 mars), Alceste de Gluck (à Vienne, en juin), Mitridate de Mozart (à La Monnaie de Bruxelles, en mai) : ces projets très divers nous interrogent sur le répertoire d’élection, l’identité musicale des Talens lyriques.
 
C.R : Notre identité s’est constituée autour de l’axe Paris-Naples, à partir duquel nous rayonnons, parfois assez loin dans l’espace et le temps, je vous l’accorde : nous avons récemment donné Uthal de Méhul (1806), enregistré Les Danaïdes de Salieri (un titre de 1784 qui a été pour moi un véritable éblouissement) et poursuivrons bientôt avec Les Horaces du même compositeur, qui date de deux ans plus tard… Le passage à Gluck semblait donc assez logique. Nous sommes aussi encouragés dans cette voie par le Palazetto Bru Zane (le Centre de musique romantique française de Venise), qui est intéressé par notre approche de cette musique et grâce auquel nous avons pu concevoir les trois volumes intitulés Tragédiennes, en compagnie de la soprano Véronique Gens (3 CD Erato). Dans le dernier de ceux-ci, j’ai même pu « pousser » jusqu’à Saint-Saëns (Henry VIII) et Verdi (Don Carlos), et j’ai adoré ça, relayer cette grande houle expressive ! Mais le XIXe siècle ne sera jamais mon fonds de commerce, il ne me passionne pas assez.
 En revanche, j’ai toujours été fasciné par la fin du XVIIIe - le jeune Mozart, la tragédie lyrique tardive, Jommelli, Traetta -, un répertoire que je fréquente depuis un certain nombre d’années, désormais. Et puis il y a eu cette autre étape importante dans notre parcours qu’a constituée la production de Médée de Cherubini (dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, à La Monnaie en 2008, puis au Théâtre des Champs-Elysées, en 2012), une œuvre de 1797 qui ouvre en plein sur le romantisme : peut-être mon geste a-t-il gagné en ampleur, à cette occasion, d’autant que, dans les intervalles entre les représentations, nous avons proposé la Symphonie « Héroïque » de Beethoven... Notre but n’est évidemment pas de contourner à tout prix les chefs-d’œuvre : de Mozart, j’ai dirigé plusieurs fois Cosi fan tutte, et La Flûte enchantée est aussi sur le métier. Mais je dois admettre une certaine fascination pour les ouvrages et les périodes « charnières ».
 
Ces derniers temps, on vous entend moins dans le répertoire italien…
 
C.R : Nous allons y revenir, avec notamment divers projets Monteverdi (un programme de madrigaux comportant Il Combattimento di Tancredi pour Amsterdam, une nouvelle trilogie des « grands opéras » en partenariat avec Crémone), et La Calisto de Cavalli. Vivant une partie de l’année en Italie, je suis très attaché à ce pan de notre répertoire, tout autant qu’à Haendel, qu’on continue à nous réclamer régulièrement. Mais, vous le voyez bien, les programmations fonctionnent par séries, modes, cycles ; nous, les Talens lyriques, n’avons finalement qu’une responsabilité limitée dans ce que nous produisons.
 
Nous avons développé une certaine image de marque, qui fait que l’on nous demande tel ou tel programme ou répertoire, sans que nous soyons totalement maîtres de nos priorités. Nous ne disposons pas, hélas, d’une force de production, de fonds suffisants pour être véritablement à l’origine de tous nos projets. J’aimerais beaucoup donner, par exemple, la Messe en si mineur de Bach mais je n’ai pas les moyens de la monter seul.
 
En tant que claveciniste, j’ai évidemment beaucoup fréquenté Bach, dont j’ai enregistré d’ores et déjà l’essentiel de l’œuvre pour clavier (je publierai prochainement le Premier Livre du Clavier bien tempéré), et creuser du côté de ses ouvrages de plus grande envergure m’intéresse – mais, en France, notamment, et à tort ou à raison, je ne suis pas « étiqueté Bach », pour l’instant… Le petit monde des « prescripteurs » reste d’une grande frilosité. Il est très difficile de faire évoluer les idées reçues qui veulent qu’un concert Vivaldi sera toujours plus « vendeur » qu’un concert Charpentier. Pour éviter d’afficher des programmes aventureux, on se réfugie derrière ce qu’attendrait, soi-disant, le public. Mais ce n’est pas le public le problème ! Ce public existe et il se montre souvent plus curieux que les programmateurs eux-mêmes : nous revenons d’une tournée au Mexique où nous avons donné un programme Farinelli (en compagnie d’Ann Hallenberg) bourré d’airs de Vinci, Leo, Hasse, Porpora, dont les auditeurs du cru n’étaient pas franchement familiers – ça a été un triomphe, les salles étaient pleines et l’accueil délirant ! Lors de notre tournée en Nouvelle-Zélande (Music in Versailles, en avril 2016), nous donnerons du Mondonville, du Lully – nous apporterons, si on peut dire, la «  haute couture française » et non un « programme light ».
 En Europe, en France, le public qui nous suit est généralement assez jeune, et j’espère qu’il ne vieillira pas trop vite.  Bien qu’elle véhicule ce parfum royal et doré, la musique baroque n’est pas élitiste, elle peut toucher tout le monde : en ce qui me concerne, je revendique l’élitisme pour tous.  
 
En sus des Talens Lyriques, vous dirigez d’autres orchestres en tant que « chef invité » [l’Orchestre Trondheim Barrok en Norvège, l’International Bach Chamber Music Festival de Riga en Lettonie, mais aussi des phalanges « modernes » telles que celles du Liceu Barcelone, du San Carlo Naples, de la Scala de Milan, de La Monnaie de Bruxelles, etc.]
 
C.R. : Lorsque je suis amené à diriger un orchestre « traditionnel », je me refuse à donner de la musique baroque. Le répertoire à partir de Gluck, d’accord : j’ai dirigé les deux Iphigénie avec l’Orchestre de La Monnaie, je donnerai au même endroit Mitridate de Mozart, ainsi qu’au Covent Garden ; j’ai pu aborder Les Noces de Figaro à Barcelone, Cimarosa au San Carlo de Naples, je travaille volontiers et régulièrement avec certaines phalanges de Belgique et d’Espagne. Mais jouer Haendel ou Rameau sur instruments modernes, je n’en vois pas l’intérêt : il y aurait tout un travail de sensibilisation à mener, une formation de trop longue haleine pour que le jeu en vaille la chandelle.
 
Enfin, vous poursuivez votre carrière de claveciniste, en concert comme au disque, et continuez à donner de nombreuses master classes [les prochaines se tiendront à Florence et Milan, en février et mars]
 
C.R : Je travaille mon clavecin autant que je le peux, c’est une sorte de discipline personnelle, même s’il n’est pas facile de trouver partout un instrument qu’on ait envie de jouer. La direction et l’interprétation soliste me semblent parfois faire appel à deux zones distinctes du cerveau, deux facettes de ma personnalité qui, néanmoins, s’enrichissent réciproquement. Instrument harmonique, moteur du continuo, le clavecin est la cheville ouvrière de l’orchestre baroque ; le passage de continuiste à chef se fait donc de façon assez naturelle, il suffit de se lever de son siège devant le clavier pour amplifier son geste.
De la même façon, l’attention qu’on met en pratique au cours des master classes n’est pas très différente de celle que l’on développe en tant que chef. Le but reste le même : aider, aider les interprètes à (s’)écouter, à ouvrir en eux des zones qu’ils ignorent ou négligent. Souvent, les clavecinistes restent trop « le nez dans le guidon ». La pratique de chef m’a permis de reculer d’un pas, de voir les choses de façon plus globale. Le fait de diriger beaucoup de musique de danse, par exemple, m’a aidé à saisir le répertoire de clavecin, pour lequel la danse est si importante, de mieux en saisir l’agogique, les courbes, les lignes, les carrures. Le clavecin est un instrument qu’on juge trop facilement inexpressif parce qu’en effet, pour en libérer les potentialités, il faut développer un imaginaire autour de ce qui est écrit. Je livre facilement mes « trucs personnels » aux clavecinistes que je guide, et, plus je joue, plus je découvre de ces « trucs », plus j’ai envie de les communiquer, car je lutte avant tout contre l’image ennuyeuse que l’on veut donner de cet instrument.
 
L’enregistrement sur disque semble encore important, pour « Rousset claveciniste », tout autant que pour « Rousset chef d’orchestre » ?
 
C.R : Le disque reste une excellente carte de visite et, pour le public de la musique classique, pas encore trop porté sur la dématérialisation, conserve sa valeur de trace, de fétiche (grâce aux textes, notes, pochettes, etc.). En outre, il permet de faire connaître et de diffuser des partitions inédites : parmi nos auditeurs, nous comptons beaucoup d’universitaires qui nous supplient d’enregistrer telle ou telle œuvre dormant dans les bibliothèques ! J’aime aussi l’idée de fidélité, de parcours de longue haleine, comme ceux que j’effectue aux côtés de Couperin, de Bach et, bientôt, j’espère, de Frescobaldi. Enfin, le disque pérennise les intuitions que nous avons eues, à un instant T, sur l’interprétation, jamais figée par ailleurs, de telle ou telle partition (qui, souvent, n’impose aucune nuance, indication de tempo, etc.), sur les choix que nous avons effectués à un moment donné de notre existence.
 
Propos recueillis par Olivier Rouvière, le 2 décembre 2015

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(1) Rameau : Zaïs (1 Album 2CD Aparté / AP109 )

Lully : Armide
10 décembre – 19h
Philharmonie de Paris – Grande Salle
www.concertclassic.com/concert/armide-de-lully

Rameau : Pygmalion
30 janvier, 1er et 2 février 2016
Trondheim (Norvège) - Barokkfest
www.lestalenslyriques.com/en/agenda/trondheim-barokk
 
Music for a while, a tribute to Shakespeare
Œuvres de Purcell, Hændel, Veracini, Graun, Benda
Avec Maria Grazia Schiavo, sop.
26 février 2016 – 20h
Madrid – Teatro real
www.lestalenslyriques.com/en/agenda/music-while-tribute-shakespeare

Site des Talens lyriques : www.lestalenslyriques.com

Photo Christophe Rousset © Eric Larrayadieu

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