Journal

Françoise Dornier joue Mozart et Widor – L’orgue de la cathédrale de Chartres a repris son service

Divine surprise : « Les travaux de la nef s'étant terminés plus tôt que prévu, cela a permis de libérer l'orgue pour le rendre parlant pour le deuxième trimestre » (au lieu de la fin de l'été, voire même de Noël 2016 comme initialement envisagé), explique Patrick Delabre, organiste titulaire du grand orgue de la cathédrale de Chartres (1). D'où la possibilité d'organiser la traditionnelle et double saison estivale (à entrée libre) de l'Association des Grandes Orgues de Chartres, présidée par Philippe Lefebvre, organiste de Notre-Dame de Paris : les concerts du dimanche à 16 h 15 (2) et les Soirées Chartr'Estivales les jeudis à 21 heures (3), dans une nef désormais entièrement restaurée, extraordinairement lumineuse et débarrassée de tout échafaudage – pour les célébrations de l'Ascension, seules les trois travées au milieu desquelles l'orgue est suspendu, accroché à l'élévation sud, étaient terminées.
 
« Pendant les travaux de restauration des enduits de la nef », poursuit Patrick Delabre, « l'instrument avait été coffré, et une grande bâche synthétique le protégeait de l'intérieur du haut en bas. Le coût des travaux réalisés sur l'orgue de Chartres [un Danion-Gonzales de 1971, 67 jeux sur quatre claviers et pédalier] s'est élevé à 130 000 €. L'entreprise Alain Léon du Mans, qui a la maintenance de l'orgue depuis plusieurs années à la satisfaction des utilisateurs (il est aussi en charge depuis une vingtaine d'années de l'entretien de l'orgue de Saint-Eustache à Paris), s'était groupé avec l'atelier des Frères Robert de Nantes. Les travaux ont consisté en un simple dépoussiérage complet de toute la tuyauterie, soit 4872 tuyaux qui parlent. Tous les tuyaux de chaque sommier ont été sortis et nettoyés dans les échafaudages [de rénovation de la nef] qui servaient ainsi d'atelier. Seuls les grands tuyaux de 16 et de 24 pieds n'ont pas été enlevés. Il n'était pas prévu de réharmonie. Quoique non prévu, il a été mis à profit la présence des échafaudages pour dépoussiérer le buffet, qui recèle de très beaux rinceaux sculptés du milieu XVIe (Robert Filleul) et de belles sculptures début XVIIe au Positif (Crépin Carlier). Ce dépoussiérage a été réalisé de mi-octobre à fin décembre à quatre personnes, pendant la suite des travaux de réfection des travées connexes, y compris pendant la restauration des vitraux en atelier » – les facteurs, inévitablement, ayant dû s'accommoder de courants d'air (les verrières de substitution n'étant pas parfaitement étanches) et… de poussière. Un accord général a été entrepris dès janvier-février. Ainsi l'orgue a-t-il retrouvé, autant que faire se peut, un semblant d'équilibre, tout en sachant que l'accord ne tient guère à Chartres, compte tenu de la nature et de la réalisation initiale de la tuyauterie, rendant toute vraie personnalisation de l'instrument plus ou moins chimérique.
 
L'autre bonne nouvelle est, néanmoins, que le Concours international d'orgue « Grand Prix de Chartres » – uniquement en improvisation pour cette édition (4) – pourra bel et bien avoir lieu en 2016, quand le planning initial des travaux de rénovation de l'immense édifice avait laissé planer un doute (5). La finale se tiendra le dimanche 4 septembre à 14 heures. La veille, le samedi 3 en soirée, aura lieu une première à Notre-Dame de Chartres : la projection d'un film muet sur grand écran, avec accompagnement musical improvisé à l'orgue. À l'affiche : La Passion de Jeanne d'Arc (1927) du cinéaste danois Carl Theodor Dreyer, illustrée en tribune par Samuel Liégeon, lui-même lauréat du concours d'improvisation de Chartres 2012 et organiste titulaire de Saint-Pierre-de-Chaillot à Paris.
 

L'orgue de la cathédrale Notre-Dame de Chartres © DR

 
C'est donc sur l'orgue dépoussiéré, lequel « parle plus promptement et plus clairement que jamais… avec les timbres du Danion », donc foncièrement inchangé, que les seize récitals du 42ème Festival international de Chartres ont pu être programmés. Patrick Delabre avait déjà expliqué en 2012 (6) quelles sont ces faiblesses et insuffisances rédhibitoires de l'orgue de Chartres, sans espoir d'y pouvoir remédier. Chacun sait depuis des lustres que seul un instrument neuf permettrait de modifier une situation sans issue tant que l'orgue de Georges Danion demeurera. Et de préciser que « mixtures et anches n'ont pu être améliorées. Les rangs très aigus des mixtures, bouchés il y a plus de trente ans, sont restés muets, les plafonds étant très élevés. […] Cette cathédrale possède une acoustique vraiment exceptionnelle, et l'orgue en bénéficie grandement : ce n'est pas le même orgue en haut et en bas. Les travaux effectués sont censés être les derniers, avant une rénovation attendue depuis de nombreuses années. Ce qui explique le minimum d'interventions permettant à l'orgue une utilisation correcte. En 2010 a été déposé un projet d'orgue neuf par l'expert Thierry Semenoux. Les services de l'État connaissent la demande de reconstruction de l'orgue depuis 1991. Pour rappel, en 1994, l'État avait acté la reconstruction complète de l'instrument. Un appel d'offre avait alors été lancé, puis reporté sine die, le nettoyage de la cathédrale semblant envisagé. Ville, Département et Région participaient financièrement pour moitié à ce projet, l'État payant les 50% restants. La demande de rénovation reste actuelle. »
 
Le paradoxe déjà évoqué de l'orgue de Chartres tient à la magie d'une acoustique envoûtante et d'une idéale clarté, flatteuse pour les timbres et leur déploiement – et naturellement au savoir-faire de qui le touche. Ainsi le jeudi 11 août sous les doigts de Françoise Dornier, dans un programme audacieux. Pour être réellement en mesure d'apprécier l'indispensable tour de force, il conviendrait de garder en permanence à l'esprit, pendant l'écoute, les failles du Danion, bien que sans cesse contredites (jusqu'à un certain point) par ce que l'on entend dans la nef. Notamment l'indolence d'un toucher contre lequel il faut inlassablement lutter pour au moins faire illusion. Le programme de Françoise Dornier (photo) s'ouvrait sur les deux Sonates d'église de Mozart les plus développées et virtuoses, KV. 244 & 336, magnifiquement transcrites pour orgue seul (mais à haut risque !) par l'organiste hongrois Zsigmond Szathmary, membre du jury du Concours d'improvisation 2016. Tout auditeur non averti aurait naturellement eu du mal à concevoir les défauts de l'instrument quand, à l'écoute, l'articulation (et son extrême diversité) se révélait si incontestablement acérée, source de vivacité et d'élégance semblant spontanées, magnifiées par des registrations mouvantes et équilibrées – alors qu'en tribune l'interprète se dépensait sans compter pour lutter, entre autres, contre l'inertie des claviers, jusqu'à la rendre imperceptible. Du grand art, lequel exige une connaissance intime de l'instrument de Chartres, comme c'est le cas de Françoise Dornier. Deux pages qui, à défaut de faire croire que l'on entend un bel orgue mécanique du XVIIIe siècle, n'en rendirent pas moins superbement justice à la musique, à son esthétique, à son esprit, à sa fraîcheur.
 
Le reste du programme était consacré à l'orgue français de la seconde moitié du XIXe siècle – rappelons que Françoise Dornier a gravé un CD Franck, Pierné et Vierne à Lyon –, avec, intégralement, la Cinquième Symphonie de Charles-Marie Widor, chef-d'œuvre de l'univers symphonique français dont aucun des cinq mouvements ne saurait être pris en défaut. L'orgue de Chartres, on l'aura compris, ne risque pas de rivaliser avec les grands Cavaillé-Coll, mais dans le domaine de l'illusion – ici orchestrale plus que symphonique au sens de la facture française d'alors –, il peut relever le défi, ou du moins l'interprète, comme ce fut le cas ce 11 août (et c'est bien là le problème, si l'on veut dans le même temps faire toucher du doigt les déficiences du Danion…).
 
Même combat, musicalement victorieux, dès les fameuses variations initiales, Allegro vivace, d'une scansion parfaite de nerf, de poésie et de mystère, cependant que toutes les exigences du compositeur pour la conduite, par exemple, de la ligne de basse (notes legato, avec liaison, lourées, piquées), d'une ductilité d'articulation savamment restituée, se trouvaient pleinement et stylistiquement respectées. À l'appui d'une orchestration faisant valoir les aspects les plus prometteurs de l'instrument, notamment les flûtes en réponse au hautbois solo dans le délicieux Allegro cantabile ou le fond d'orgue dans l'imposant et magistral Andantino quasi allegretto, mais aussi gambe et céleste de l'Adagio si singulier, Widor ne pouvait que resplendir de mille feux. Jusqu'à la célébrissime Toccata, d'une irrésistible majesté sur son tempo giusto, conquérante sans jamais fluctuer, d'une dynamique inépuisablement renouvelée, vive et tonique.
 
Sans doute l'apparente contradiction entre la relative réserve exprimée par Françoise Dornier à l'issue du concert et la longue ovation d'un public enthousiaste s'explique-t-elle par l'inévitable insatisfaction que tout interprète ne peut que ressentir à ces claviers, dans un tel lieu. Que le public, exonéré des affres de l'interprète luttant contre la machine, n'avait toutefois pas rêvé, c'est ce que le bis confirma : Les Sauvages de Rameau dans la transcription d'Yves Rechsteiner. Le cromorne n'est guère convaincant ? Le cornet du clavier de grand-orgue ne fait pas vraiment le poids ? Le grand chœur d'anches manque de franche prestance ? Qu'importe, panache et empathie pour cet univers si haut en couleur étaient d'une telle conviction que, du côté du public, la satisfaction ne pouvait qu'être au rendez-vous.
 
On ose à peine imaginer ce que ce serait, d'une manière générale à Chartres, si l'orgue dont on rêve devenait réalité. Ou plus exactement, on ne demande qu'à pouvoir enfin le vérifier.
 
Michel Roubinet
logo signature article
Chartres, Cathédrale Notre-Dame, jeudi 11 août 2016

 
(1) http://orgues.chartres.free.fr/agocp2.htm
 
(2) Récitals du dimanche après-midi, du 3 juillet au 28 août 2016
http://orgues.chartres.free.fr/agocp4.htm
 
(3) Récitals du jeudi soir, du 7 juillet au 25 août 2016
http://orgues.chartres.free.fr/agocp5.htm
 
(4) Concours international d'orgue de Chartres 2016 – Improvisation
http://orgues.chartres.free.fr/agocp3.htm
 
(5) http://www.concertclassic.com/article/concours-international-dorgue-de-chartres-paris-la-prestigieuse-institution-mise-en-peril
 
(6) http://www.concertclassic.com/article/38eme-festival-international-et-23eme-concours-dorgue-de-chartres-un-instrument-paradoxal
 
Sites Internet :
 
Association des Grandes Orgues de Chartres (AGOC)
http://orgues.chartres.free.fr/index.htm
 
Françoise Dornier
http://orgues.chartres.free.fr/dornier.htm

Photo © DR

 
 
 
Partager par emailImprimer

Derniers articles