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Venezia Stravagantissima au Festival Terpsichore - Skip Sempé et Vox Luminis exaltent Monteverdi et son temps – Compte-rendu
Il y a trente ans exactement, Skip Sempé fondait le « premier ensemble français de musique de chambre dédié au répertoire instrumental des XVIIe et XVIIIe siècles » : Capriccio Stravagante, ensemble à structure on ne peut plus variable puisqu'il réunit de trois à soixante-dix musiciens et intègre Capriccio Stravagante, le Capriccio Stravagante Renaissance Orchestra et Capriccio Stravagante Les 24 Violons. La sonorité instrumentale a toujours été l'une des sources vives de l'inspiration de Skip Sempé, richesse et diversité des timbres atteignant incontestablement leur apogée dans les multiples déclinaisons possibles du Capriccio Stravagante Renaissance Orchestra. C'est cette formation qui était à l'honneur à Saint-Louis-en-l'Île dans le cadre de la troisième édition du Festival Terpsichore, avec des compositeurs et certaines œuvres que la toute première gravure de l'orchestre, intitulée Venezia Stravagantissima, tout comme ce concert, avait alors en partie révélés. (1)
Skip Sempé a le goût des programmes aussi rigoureusement que subtilement architecturés. Il en résulte un équilibre, mais aussi une souplesse et une vivacité dans l'enchaînement des pièces, nourri de symétrie en miroir, d'alternances de temps « faibles », à la vive éloquence et qui confèrent son rythme au concert, et de temps forts faisant l'effet d'autant d'apothéoses : harmonie des sphères savamment ordonnancée et hiérarchisée, immédiatement accessible à l'oreille et à l'esprit, dans laquelle des planètes d'une pittoresque originalité dans le détail de l'invention et de la mise en espace gravitent autour du soleil de l'univers musical évoqué : ici Claudio Monteverdi. Alter ego du Capriccio Stravagante Renaissance Orchestra dans cette chatoyante évocation de Venise, l'ensemble Vox Luminis de Lionel Meunier (2) peu à peu se mêla aux instruments, des madrigaux les plus intimistes aux chœurs les plus fastueux.
Ainsi placé sous le signe de la couleur, le concert s'ouvrit sur une version instrumentale du Venetie mundi splendor : 19.XII.1400 de Johannes Ciconia (v.1370-1412) : deux bombardes et trombone en guise d'entrée dans la matière sonore sans cesse réinventée d'une Renaissance encore en devenir. S'ensuivirent, tel un bond dans le temps, des pages de Giorgio Mainerio (v.1535-1582), l'un des maîtres les plus représentés sur l'album Venezia Stravagantissima, et Pietro Lappi (1575-1630) : triple chœur de cordes, vents et cuivres, puis dialogue de cordes et quatre cromornes de différentes tessitures, le tout en une progression dynamique poétiquement agencée. Après ces mises en oreille stimulant généreusement l'écoute, c'est peu dire que l'on changea soudain de degré. L'incomparable Monteverdi (1567-1643) fit son entrée sur deux madrigaux du Livre VII : O come sei gentile et Non è di gentil core, l'un à deux sopranos, l'autre à deux ténors et cordes. Dans l'intervalle, une Tedesca de Mainerio, marche avec timbales associant tout l'orchestre, Skip Sempé délaissant le virginal de direction pour le tambourin – souplesse et allant d'une rythmique implacable.
La dernière pièce de cette partie initiale devait brusquement élargir le propos par une formidable amplification du dispositif vocal : Gitene Ninfe d'Orazio Vecchi (1550-1605), pour chœur (dix voix) et cordes. La seconde partie s'en tint à cette dimension fastueuse tout en renouvelant les formes et leur mise en œuvre – jamais deux pièces de disposition similaire durant tout ce vaste programme ! On toucha le ciel avec l'ambitieux et fantastique madrigal O passi sparsi à douze parties d'Andrea Gabrieli (1533-1585), œuvre sublime en double chœur a cappella faisant aussi la part belle à une voix soliste, le temps d'une quasi-cadence : l'extraordinaire soprano hongroise Zsuzsi Tóth qui, c'est le cas de le dire, illumine les concerts de Vox Luminis. Pureté et intensité bouleversantes d'un timbre à la fois dominant et s'intégrant superbement et respectueusement au chœur tout entier. Une même ferveur animait les deux dernières pièces, de Monteverdi : Confitebor terzo, également à double chœur (dix voix et continuo en dialogue avec les cordes), et Dixit Dominus secondo à huit parties de la Selva Morale e Spirituale. Parfaite béatitude !
© Régis d'Audeville
Les deux dernières sections, après l'entracte, permirent de redescendre un instant de tels sommets – avant de reprendre l'ascension. Pages instrumentales signées Cristofano Malvezzi (1547-1599) : tout l'orchestre avec cromornes, puis Mainerio : de même, les cromornes évoquant la cornemuse, avec en prime un émoustillant trio de flûtes solos. La Canzona II de Giovanni Gabrieli (1557-1612), elle aussi sur le CD, fut un autre moment d'euphorie sonore : cornet, violon, deux trombones, orgue et luths, suivant sans transition le madrigal Ohimè, dov'è à deux sopranos de Monteverdi (à nouveau du Livre VII), d'un profond et extatique dolorisme baroque. Orazio Vecchi et son madrigal So ben mi ch'ha bon tempo à quatre parties (douze voix) puis un Passamezzo antico de Mainerio (de nouveau quatre cromornes délicieusement cruchants, comme on dit à l'orgue, et autant de flûtes en un chœur vif et fruité) refermaient cette avant-dernière partie.
La toute dernière recelait deux monuments : prodigieux Beatus vir de la Selva Morale e Spirituale de Monteverdi, à six parties, soit de nouveau les douze chanteurs de Vox Luminis répartis en trois chœurs diversement agencés ; enfin l'un des Psaumes de David de Heinrich Schütz (1585-1672) – qui lors de ses deux séjours vénitiens, correspondances obligent dans la conception même du programme, apprit de Gabrieli puis de Monteverdi : Alleluja! Lobet den Herren in seinem Heiligtum, admirable de vie en même temps que de quasi-retenue, fusion parfaite d'une approche spirituelle et d'une louange en forme d'acclamation, respirant un sens vrai de l'apparat. Un bis après tant de richesses ? Autant dire un absolu supplice de Tantale : altière et vibrante intonation Deus in adiutorium suivie d'un puissant Domine ad adiuvandum, pages initiales du Vespro della Beata Vergine de Monteverdi qui, inévitablement, auraient appelé la suite, toute la suite, sans l'ombre d'une lassitude à l'écoute de musiciens si inspirés. Une autre fois peut-être… D'ici là – date de diffusion à préciser pour ce concert capté par Radio France – on pourra goûter sur France Musique toutes les merveilles d'un tel programme.
Michel Roubinet
(1) Réalisé en 2001, cet enregistrement vient d'être réédité en tant que CD du Festival Terpsichore 2016 (Alpha Classics 327/ dist. Outhere).
(2) Signalons que Ricercar a publié en 2016 l'enregistrement (RIC 368) du Kaiserrequiem (1720) de Johann Joseph Fux (1660-1741) évoqué et grandement admiré l'année dernière lors du concert de Vox Luminis au Festival Contrepoints 62 – l'œuvre y est précédée de la Missa pro defunctis de Johann Caspar Kerll (1627-1693).
www.voxluminis.com/fr/discography/fux-kerll-requiem/
Paris, église Saint-Louis-en-l'Île, 10 octobre 2016
Festival Terpsichore
www.terpsichoreparis.com
Capriccio Stravagante
www.stravagante.com/capriccio-stravagante/
Vox Luminis – Lionel Meunier
www.voxluminis.com/fr/
Photo Skip Sempé © Marco Borggreve
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