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​Les Archives du Siècle Romantique (9) – Camille Saint-Saëns : Poèmes d’un globe-trotter

Carnaval des animaux, Samson et Dalila, Danse macabre, 3ème Symphonie ... : quelques partitions célèbres valent à son nom une renommée universelle, certes, mais Camille Saint-Saëns (1835-1921) n’en demeure pas moins un génie aussi méconnu que mésestimé du public français. Pareille situation ne pouvait que conduire le Palazzetto Bru Zane à ranger cet auteur parmi ses champs d’investigation prioritaires.

La saison en cours aura été riche de ce point de vue : après la version de concert de Proserpine à Munich et à Versailles – dont l’enregistrement vient tout juste de paraître (1) – et la publication de la correspondance de Saint-Saëns et Jacques Rouché à la rentrée passée (2), puis la sortie de l’enregistrement des cycles de mélodies par Tassis Christoyannis et Jeff Cohen (3) et de celui des mélodies avec orchestre par Yann Beuron, Tassis Christoyannis et l’Orchestre de la Suisse italienne conduit par Markus Poschner (4), le printemps gâte à nouveau Saint-Saëns – et les mélomanes curieux – avec six représentations du Timbre d’argent à l’Opéra-Comique (5) et la sortie d’un ouvrage de Stéphane Leteuré : « Camille Saint-Saëns, le compositeur globe-trotter (1857-1921) ». (6)

Fin connaisseur du musicien, mais aussi de l’homme Saint-Saëns – il a précédemment signé un « Camille Saint-Saëns et le politique de 1870 à 1921 » chez Vrin – S. Leteuré est l’auteur idoine pour aborder le « voyageur invétéré » que fut l’auteur des Mélodies persanes. D’un premier séjour en 1857, en Italie, au tout dernier à Alger, dans cette France d’outre-Méditerranée qu’il chérissait tant et où il mourut le 16 décembre 1921, « Saint-Saëns ne fut jamais autant à sa place qu’en déplacement, remarque S. Leteuré, jamais aussi Français qu’à l’étranger. Sa conscience du monde par le prisme de la musique et au moyen du voyage l’aida à évaluer l’importance des lieux. »

Camille Saint-Saëns sur la plage de Dieppe. Musica, octobre 1909, p. 152 © Bibliothèque du conservatoire de musique de Genève

Envisagés sous l’angle politique – le compositeur véritable ambassadeur de la France et de sa culture en Amérique latine (en 1899, 1904 et 1916), aux Etats-Unis, en 1906 (il joue son 2ème Concerto à Washington devant le président Theodore Roosevelt) puis en 1915 (participation à l’inauguration du Palais de la France à l’Exposition de San Francisco), en Grèce (séjour triomphal en mai 1920), etc. –, les voyages de Saint-Saëns sont aussi l’occasion pour S. Leteuré d’aborder le thème de l’orientalisme (en remontant à Félicien David et au saint-simonisme). L’Algérie, où Saint-Saëns séjourna près d’une vingtaine de fois, fait l’objet d’un chapitre très complet, tout comme l’Allemagne, à l’origine d’un « double rapport » à replacer dans le contexte de l’après-Sedan, du développement du wagnérisme en France, puis celui du premier conflit mondial. On tient là une passionnante mine d’informations ; elle doit beaucoup aux documents conservés au musée de Dieppe et donne la mesure du rayonnement international et de la gloire de Camille Saint-Saëns.
 
De Londres à Moscou, de Copenhague à Alexandrie, de Madrid à Varsovie, de New-York à Rio, de Buenos-Aires ou Montevideo à Edimbourg et Berlin, Saint-Saëns n’a littéralement pas tenu en place. Seule l’Asie est restée à l’écart de ses pérégrinations, à l’exception de Ceylan et de l’Indochine française. Point de séjour en Chine, ni au Japon ; ce dernier est pourtant venu nourrir l’imaginaire du musicien –  n’oublions pas la grande vague japoniste qui déferle sur la France durant la seconde moitié du XIXe siècle ... –, avec La princesse jaune (1872, création 1877), deuxième titre de son catalogue lyrique, mais aussi un poème, Le Japon, inclus dans le recueil Rimes familières (1890) ; un texte que S. Leteuré n’a pas omis de reproduire dans son ouvrage et qui montre un artiste – informé des conséquences de l'entrée dans l’ère Meiji – dénonçant l’industrialisation et l’occidentalisation du pays du Soleil Levant. Nous vous le présentons dans le cadre du 9ème volet des Archives du Siècle Romantique, en compagnie de trois autres poèmes, inspirés par Grenade, l’Algérie et enfin la grande guerre – Weltkaiser, des vers écrits en septembre 1916 alors que la bataille de Verdun faisait rage...

Un visage inédit d'un compositeur qui n'a pas fini de nous surprendre.
 
Alain Cochard

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(1) 2CD PBZ/ Ediciones singulares « Opéra français)
(2 )Camille Saint-Saëns et Jacques Rouché, Correspondance (1913-1921), présentée et commentée par Marie-Gabrielle Soret (Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 235 p., 30 €)
(3) 1 CD Aparté AP 132/dist. PIAS
(4) 1CD Alpha 273 /dist. Outhere (extraits sur : www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-5-extraits-de-la-correspondance-de-camille-saint-saens-et
(5) www.opera-comique.com/fr/saisons/saison-2017/timbre-argent
(6) Stéphane Leteuré, « Camille Saint-Saëns, le compositeur globe-trotter (1857-1921) » (Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 235 p., 30 €) 
 

 

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À Grenade

L’Alhambra, qu’ont bâti les enfants du prophète,
Contre la vétusté vaillamment se défend.
Il est toujours paré comme pour une fête ;
On dirait qu’il espère : on dirait qu’il attend.
Qui sait (toujours l’Islam agrandit son empire !)
Si les fils de Mahom, enchantement des yeux,
Quand le Christ ne sera plus là pour les maudire,
N’y replanteront pas l’étendard des ayeux ?
Car le Christ dont la croix pâlit sur les murailles
N’est plus l’inspirateur des conquérants jaloux ;
Les peuples d’Occident se livrent des batailles,
Mais ce n’est plus la Foi qui dirige leurs coups.
Ils ergotent sans fin sur des questions vaines ;
Ils veulent agrandir la terre sous leurs pas ;
Et, faisant bon marché des souffrances humaines,
Devant les pleurs, le sang, ils ne désarment pas.
Ils ne veulent pas voir, aveugles et stupides,
L’ange exterminateur qui vient pour les punir !
Le néant est au bout des luttes fratricides :
Ils disparaîtront tous, s’ils ne savent s’unir ;
Et quand, repus de gloire et soûlés de carnages,
Ils seront endormis dans l’éternel sommeil,
De l’Orient divin, d’où sont venus les Mages,
De l’Orient vainqueur renaîtra le Soleil !

 

(extraits de Rimes familières, 1890)

Page de titre de La Princesse jaune (Gallet / Saint-Saëns) © Académie de France à Rome – Villa Médicis

Le Japon

Rêve de laque et d’or, le Japon merveilleux,
Planète inaccessible, étonnement des yeux,
Brillait là-bas. Ce qu’il accomplissait naguère,
C’était surnaturel à force d’être exquis ;
Son génie éclatait dans le moindre croquis.
Il avait sa façon de comprendre les choses ;
Les oiseaux, les poissons, l’arbre, les lotus roses
La lune même, avaient des aspects inconnus
Dans son art fantastique et vrai pourtant. Corps nus,
Ou vêtus comme nul n’est vêtu sur la terre,
Les Japonais vivaient gaîment et sans mystère
Dans leurs maisons de bois aux cloisons de papier.
Nourris d’un peu de riz, exerçant un métier,
Ils travaillaient sans hâte, en riant ; leur envie
Se bornait simplement à jouir de la vie,
À cultiver des fleurs, à charmer leurs regards
Par tous ces biblots qu’avaient créés leurs arts.
Ils poétisaient tout ; chez eux les hétaïres,
Adorables, étaient « marchandes de sourires ».
De l’extrême-Orient, ils étaient l’orient,
Et la Chine pour eux n’était que l’Occident
 
Ils sont las d’être heureux ! Il leur faut d’industrie,
Le labeur écrasant, la machine qui crie,
Siffle, obscurcit l’azur de ses noires vapeurs,
Nos costumes sans goût, sans formes, sans couleurs
Notre vulgarité, nos chapeaux impossibles,
Nos pantalons, nos arts frelatés et nos bibles.
Ils étaient jolis dans leurs habits japonais ;
Sous nos accoutrements ils veulent être laids.
Leurs femmes, d’élégance et de grâce prodiges,
Étaient comme des fleurs se penchant sur leurs tiges ;
Elles pouvaient au monde imposer leurs atours,
Changer l’axe du beau, le thème des amours !
Mais telle qui traînait des robes de déesse
Avec nos falbalas n’est plus qu’une singesse.
C’en est fait ! du Japon il faut faire son deuil,
Tuer l’illusion et clouer son cercueil.
L’« Empire du Soleil Levant » n’est plus qu’un trope ;
C’est l’Extrême-Occident, le singe de l’Europe !
 
(extraits de Rimes familières, 1890)

Quand le soir est venu, puis l’ombre et le silence,
Et l’étoile du ciel et celle du gazon
D’un pas lent et discret je sors de la maison,
Pour goûter le repos de la nuit qui commence.
Je vais dans un jardin muet, sombre et désert.
Une vasque de marbre y répand son eau rare,
Don précieux et pur d’une naïade avare.
Des insectes lointains j’écoute le concert.
Nul ne vient en ce lieu. Pas de voix ennemies
Qui troublent le silence de son hymne divin ;
Et je bois à longs traits, comme un céleste vin,
Le calme qui descend des branches endormies.
 
(Poème reproduit dans le Catalogue de l’exposition Camille Saint-Saëns et l’Algérie, Château-Musée de Dieppe, 4 octobre 2003 - 19 janvier 2004, Dieppe : Les Amys du Vieux Dieppe, 2003, p. 16.)
 

Camille Saint-Saëns. Musica, juin 1907, p. 93 © Bibliothèque du conservatoire de musique de Genève
 
Weltkaiser

Prêcheur pharisien et falot musicastre,
Attila modern-style, empereur du désastre,
Accomplis ton destin, ne te détourne pas,
Cours à l’abîme, va ! la Mort qui suit tes pas,
La Mort dont l’effigie hideusement risible
Ajoute une laideur au couvre-chef horrible
De tes hussards, la Mort qu’accompagne la Peur
S’approche. As-tu senti le frisson précurseur
De son souffle glacé ? Quand ton peuple te fête,
Sens-tu que la couronne oscille sur ta tête ?
Regarde ! et s’il te reste encor de la raison,
Tu comprendras, devant ce sanglant horizon
Tout fulgurant d’éclairs au fracas du tonnerre
Éclatant dans les airs, rugissant sur la terre,
Que c’est le crépuscule aux lueurs décevantes
Où sombre ton soleil parmi les épouvantes…
 
Mordu par le désir de te voir détesté,
N’as-tu pas déclaré la guerre à la Beauté ?
On pardonne au héros victorieux, qui nage
Dans le sang, quand il sort lumineux du carnage !
Les peuples éblouis ne comptent plus les morts,
Une allégresse impie étouffe le remords.
Mais le cruel khalife Omar, à l’âme vile,
Porte encore le poids des chefs-d’œuvre d’Eschyle.
Louvain, Ypres et Reims surtout, d’autres encor
T’écraseront ainsi qu’une montagne d’or !
Pierres qu’un pur ciseau guidé par le Génie
Sculptait, vitraux sacrés, flamboyante harmonie,
Manuscrits précieux, clochers, flèches et tours,
Leurs fantômes vivront : ils poursuivront toujours,
Cortège sans pitié, triomphe dérisoire,
Ton exécrable nom que maudira l’Histoire.
Vois crouler ton empire et l’œuvre de Bismarck,
Et fondre ton armée, et ta gloire, et ton mark…
Plus haut fut ton espoir, plus ta chute est profonde,
Insensé qui rêvais d’être EMPEREUR DU MONDE !
 
(Paru dans Le Gaulois, 25 septembre 1916)

Photo : Camille Saint-Saëns sur la plage de Dieppe. Musica, octobre 1909, p. 152 / © Bibliothèque du conservatoire de musique de Genève

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