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​François-Xavier Roth dirige Les Soldats de Zimmermann à la Philharmonie – Le drame absolu – Compte-rendu

 

Le prologue de l’opéra de Bernd Alois Zimmermann et son épilogue sont d’une intensité dramatique rarement égalée dans l’histoire de l’opéra ; seule peut-être, dans le répertoire, pourrait se hausser à un tel degré de désespoir d’abord, d’anéantissement ensuite, l’Elektra, de Richard Strauss. Mais là où Strauss se faisait lapidaire, Zimmermann étire l’emprise bouleversante de sa musique sur l’auditeur. Le prologue tout d’abord : un « total chromatique », soit l’ensemble des demi-tons de la gamme, joué fortissimo par tout l’orchestre. C’est une vague terrible, ponctuée d’accents fff et par la scansion obsédante de la timbale, à laquelle l’on s’accroche comme dans un naufrage, jusqu’au relatif apaisement, vers le silence, après cinq minutes éprouvantes.
 

© Antoine Benoit-Godet / Cheese
 
Tout l’opéra peut-être lu comme un redécoupage incessant de cet accord initial. La force émotionnelle et expressive des Soldats tient pour beaucoup à la tension permanente qui naît des contrastes au sein de l’orchestre : le tumulte mais aussi, juste après, l’infime, le sous-entendu – quelques notes à la harpe, à la guitare, quelques mouvements de cordes, les remous du clavecin. De scène en scène, la musique non seulement emprunte des formes anciennes (chaconne, ricercar, toccata, nocturne…) – Alban Berg l’avait déjà fait dans Wozzeck –, mais surtout, chaque fois, elle redessine l’espace. Ceci est rendu flagrant par la présence, autour de la salle des concerts et en coulisses de groupes orchestraux (percussions notamment), par la musique jouée sur scène (jazz band, percussions confiées aux chanteurs et figurants), et par l’amplification et la spatialisation minutieuse des voix et par moments, semble-t-il, de l’orchestre.
François-Xavier Roth (photo) est le chef idéal pour cette œuvre, qu’il conduit sans répit durant deux heures. Familier des complexités de la musique de l’après-guerre – les rythmes et strates orchestrales chez György Ligeti, l’hétérogénéité et la recomposition des groupes orchestraux chez Philippe Manoury, par exemple – il rend lisible tous les développements de l’opéra, demandant et obtenant l’impossible de ses musiciens du Gürzenich-Orchester de Cologne.
 

© Antoine Benoit-Godet / Cheese
 
L’écriture vocale est peut-être ce qui est le plus daté. Cependant, ces voix presque toujours tendues s’articulent le plus souvent les unes aux autres, en particulier à la fin de l’acte II et dans la première scène de l’acte IV, où les répliques se superposent en épisodes simultanés. Elles sont également prises dans la toile de l’orchestre, presque instrumentalisées – ce qui n’est pas sans rapport avec la vision, assez pessimiste, de la condition humaine que Zimmermann puise dans le texte de Jakob Lenz qu’il a adapté. La soprano Emily Hindrichs semble ainsi faire évoluer le personnage de Marie, héroïne promise à la déchéance et au désastre, en le passant par la lumière et les ombres de chaque scène. Si la partie, souvent très aiguë, du ténor Martin Koch (le baron Desportes, séducteur inconséquent de Marie) ou celle de la Comtesse de La Roche, tenue par une éblouissante Laura Aikin, sont rendues particulièrement impressionnantes, la distribution réalise une performance d’ensemble remarquable.
 

© Antoine Benoit-Godet / Cheese
 
Alors que l’orchestre déborde largement du plateau de la Grande Salle Pierre Boulez, Calixto Bieito met en mouvements les chanteurs à l’arrière de celui-ci. Son travail scénique, de fait réduit à sa dimension frontale, montre des idées fortes – comme l’entrée au pas cadencé de tous les personnages au rythme des timbales du prologue, puis leur dissipation progressive quand la musique se raréfie – même si elle ne peut parfois que répéter un répertoire de gestes limité, qui cataloguent la violence et la bestialité – viols et tortures – dans lesquelles tous se vautrent. Qui a vu la production de Harry Kupfer il y a trente ans à l’Opéra Bastille (la dernière en date à Paris) se souvient de ces moments fantastiques où l’action se superposait en temps simultanés, de cette musique provenant de partout, de la fosse comme de la scène. Calixto Bieito ne peut ici rivaliser, mais en gardant sur scène tel ou tel figurant, en dédoublant le personnage de Marie avec la danseuse Denise Meisner, il fait entendre cette musique muette, sous-jacente, qui semble sourdre de l’opéra et contribue pour beaucoup à nous submerger d’émotion. Et ce sera le cas, avec l’épilogue : projetés par les haut-parleurs, des sons concrets enregistrés sur bande (détonations, cris, pleurs) viennent percuter les voix et l’orchestre, l’envahissent, soutenus par les tambours. Puis un accord prolongé, diminuendo, de tout l’orchestre, sans vibrato, sans mouvement, sans vie – quel sang froid faut-il aux musiciens après deux heures de musique ! D’une longue dernière mesure, Zimmermann manifeste l’horreur ultime de l’anéantissement atomique.
 
Jean-Guillaume Lebrun
 

Zimmermann : Die Soldaten - Paris, Philharmonie, 28 janvier 2024

Photo © Antoine Benoit-Godet / Cheese

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