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Les deux Iphigénie de Gluck au Festival d’Aix-en-Provence 2024 – Plutôt deux fois qu’une – Compte rendu

À cinq ans d’intervalle (1774-1779) Gluck a composé ses deux Iphigénie. Mais pour l’Histoire, quinze années se sont écoulées entre Aulide et Tauride, la Guerre de Troie a fait des centaines de milliers de morts et le destin sanglant des Atrides s’est accompli. Interpellé par la complexité du personnage d’Iphigénie qui, de potentielle sacrifiée devient à son tour potentielle sacrificatrice, par un drame familial hors du commun qui se nourrit de jalousie, de vengeance et de parricide, et, enfin, intéressé par la possibilité de dénoncer la guerre sans qu’on en voie une image, Dmitri Tcherniakov met en scène les deux tragédies en diptyque au cours d’une seule soirée XXL au Grand Théâtre de Provence.
 

Iphigénie en Aulide © Monika Rittershaus
 
Iphigénie plutôt deux fois qu’une, et c’est tant mieux. Car s’il avait fallu nous contenter de la seule Iphigénie en Aulide nous serions restés sur notre faim. Comme à son habitude Tcherniakov minimalise l’environnement, proposant un palais des Atrides aux murs de tulle transparents couleur sable accrochés à des structures métalliques légères. Il y installe ses personnages en costumes d’aujourd’hui car, il le dit lui-même, « les Atrides sont des gens d’aujourd’hui… » Tout débute par le cauchemar d’Agamemnon qui voit sa fille égorgée par Calchas. Une fois l’ouverture achevée, retour à la réalité. Un père déchiré entre son devoir de guerrier et le sacrifice de sa fille réclamé par les dieux, une mère heureuse d’un mariage qui doit voir sa progéniture épouser le bel et très inconsistant Achille puis horrifiée après avoir appris le sacrifice qui se prépare, une Iphigénie enamourée pour l’homme au talon vulnérable qui semble avoir reniflé une ligne blanche de trop avant de faire la noce. Presque des scènes de la vie quotidienne qui se succèdent les unes aux autres entre chambres et salon dans une ambiance mièvre et sirupeuse jusqu’à ce que la déesse Diane ne vienne interrompre le sacrifice, bénissant le mariage et assurant les grecs de leur victoire à Troie alors qu’Iphigénie se morfond dans un coin de scène. Tout ça un peu brouillon, sans grand intérêt, pour arriver au baisser d’un rideau sur lequel le mot « Guerre » est inscrit.
 

Iphigénie en Aulide - Véronique Gens (Clytemnestre), Corinne Winters (Iphigénie) & Alastair Kent (Achille) © Monika Rittershaus
 
Après une heure et demie de pause, ce sont les chiffres cruels de la guerre (de Troie) qui, projetés sur le même rideau, accueillent le spectateur. Puis ce rideau se lève sur une installation scénique qui fait impression. Exit les tons pastels, les costumes roses et mauves, les jupes vertes, les tartes à la crème embourgeoisées du metteur en scène… Sur fond noir, il ne reste plus que le squelette métallique du Palais des Atrides. La guerre et les affres du destin familial sont passés par là. Radical, le changement d’atmosphère captive et capture l’attention. Il va donner à cet épisode en Tauride une dimension dramatique ; en entrant dans le côté obscur du diptyque, le travail de Tcherniakov prend un peu plus de sens. Les questionnements, les errances et les plaies d’Iphigénie et de son frère Oreste trouvent ici le terreau pour se développer même si les clichés vestimentaires, notamment, sont encore très présents. Un propos soutenu par la classe de la distribution de ce second volet.
 

Iphigénie en Tauride - Florian Sempey (Oreste) & Stanislas de Barbeyrac (Pylade) © Monika Rittershaus

 
A commencer par l’Iphigénie de Corinne Winters (photo) dont la performance est hors du commun, incarnant l’héroïne à vingt ans d’intervalle avec la même crédibilité scénique et la même présence vocale. Elle relève avec aisance, assurance et précision un challenge époustouflant recueillant à deux reprises des applaudissements spontanés de l’assistance à la suite de ses airs avant d’obtenir un triomphe au final. Pour cet épisode en Tauride, l’héroïne est aux côtés de Florian Sempey, un Oreste totalement hanté par son passé de matricide, entre violence et apathie, à la voix monstrueusement réaliste entre des basses sombres et des aigus désespérés. De la crédibilité et de la passion, aussi, pour le Pylade de Stanislas de Barbeyrac, l’ami de toujours, celui des affrontements ludiques à coups de poing et celui qui, fidèle, n’hésitera pas à revenir affronter le mal pour sauver Oreste. La voix est percutante, non dénuée de sensibilité, offrant au duo amical l’occasion de briller. Puis il y a le Thoas d’Alexandre Duhamel, lui aussi imposant vocalement et scéniquement. Voix profonde, inquiétante, il donne à son personnage une réelle dimension de folie maladive. Quant à Soula Parassidis (Diane) et Tomasz Kumiega ils sont des deux distribution avec, pour la dame, une séduisante voix chaude et souple.
 

Iphigénie en Tauride © Monika Rittershaus

Concernant l’Aulide, nous retiendrons l’investissement de Véronique Gens dans le rôle de Clytemnestre apportant au personnage sa dimension tragique. L’Agamemnon de Russell Braun, oscille sans difficulté entre le pouvoir du roi et la sensibilité du père et le Calchas de Nicolas Cavallier est sans faille dans ses rares interventions. Puis il y a Achille, dont le rôle un tantinet déjanté est confié à Alasdair Kent. Il donne le tournis en bougeant sur scène mais son jeu correspond à ce qui lui a été demandé par Tcherniakov ; à l’excès, peut-être alors que, vocalement, il est moins virevoltant …
 

Emmanuelle Haïm © leconcertdastree.fr

Pour Emmanuelle Haïm, cet engagement festivalier était l’occasion de diriger pour la première fois les Iphigénie de Gluck ; avec les deux d’un coup son répertoire s’étoffe singulièrement… On connaît les qualités de la directrice musicale et elle n’est pas passée à côté de l’opportunité qui lui était offerte. Que dire sinon qu’à la tête du chœur et de l’orchestre Le Concert d’Astrée elle a ciselé les deux partitions, exacerbant les subtilités de chacune avec passion et précision. Dans une salle où il faut donner du baroque triomphant elle l’a fait sans pour autant tomber dans l’excès, offrant à ses musiciens l’occasion de jouer avec ses couleurs. Superbe prestation, aussi, d’un chœur appelé à faire de l’exercice puisque partageant sa présence entre la fosse et la scène en fonction de l’action. Grand succès pour la cheffe et ses troupes.
 
Au milieu de la nuit, le Festival d’Aix-en-Provence 2024 s’est ouvert avec l’accueil chaleureux d’un public surtout séduit par Iphigénie en Tauride ; Emmanuelle Haïm et Corinne Winters en sont les grandes triomphatrices. Quant à Dmitri Tcherniakov un peu moins iconoclaste qu’à l’habitude, il n’a pas eu à subir de bronca et a quitté la scène avec le sourire. Etonnant, non ? Au fait, il est interdit de passer à côté du très interpellant texte écrit en 1937 par Simone Weil « Ne recommençons pas la guerre de Troie » publié dans le programme.
 
Michel Egéa
 

 

Gluck : Iphigénie en Aulide & Iphigénie en Tauride – Festival d’Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 3 juillet ; prochaines représentations les 5, 8, 11 et 16 juillet 2024 // festival-aix.com/programmation/opera/iphigenie-en-aulide-iphigenie-en-tauride  // Disponible du Arte à partir du 11 juillet.

© Monika Rittershaus

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