Journal
Ouverture du 32e Festival Musica à Strasbourg - Expériences et créations majeures - Compte-rendu
Ouverture du 32e Festival Musica à Strasbourg - Expériences et créations majeures - Compte-rendu
Entre œuvres fortes, à l'écriture extrêmement pointue, et tentatives stimulantes – sinon toujours parfaitement abouties – dans le domaine du théâtre musical, la 32e édition du festival Musica n'a pas manqué son entrée.
Le ton est donné dès le premier concert de cette édition 2014 avec la création par les Percussions de Strasbourg de Burning Bright d'Hugues Dufourt. Près de quarante ans après Erewhon, le compositeur propose une nouvelle œuvre de grande envergure – près d'une heure pour cet « immense adagio à la manière de Bruckner », selon ses propres mots – où sont explorés un vaste instrumentarium et d'infinies variations des modes de jeu.
Mais pas seulement : là où Erewhon visait à une exploitation des timbres de chacun des 150 instruments convoqués et faisait naître de leur confrontation des moments telluriques, Burning Bright s'inscrit sans aucune hésitation dans la veine des récentes compositions symphoniques tel Voyage par-delà les fleuves et les monts (2010). L'œuvre prolonge à un degré jamais atteint jusqu'alors la quête d'une synthèse sonore absolue, où se retrouve, comme une sorte d'aboutissement, tout le travail sur le timbre mené par Hugues Dufourt depuis le temps (dans les années 1970) où il inventait avec quelques autres (Gérard Grisey, Michaël Levinas...) le concept de musique spectrale.
Avec Burning Bright, que les Percussions de Strasbourg jouent sans chef mais avec une concentration infaillible, la musique se délocalise des instruments vers l'espace de l'écoute pour une heure d'enchantement sonore et de musique indicible, bien capable de traduire la profondeur du poème de William Blake (« Tyger Tyger, burning bright / In the forests of the night ») qui a guidé – de façon philosophique, bien sûr, pas illustrative – l'inspiration du compositeur.
De profondeur, il est aussi question pour l'œuvre de Philippe Manoury (photo) donnée le lendemain en création française par l'Ensemble Modern et l'Orchestre symphonique de la SWR de Baden-Baden et Fribourg. Profondeur de champ, tout d'abord : en disposant l'orchestre de part et d'autre du public, sur scène et en surélévation à l'arrière de la salle, le compositeur modifie sensiblement la géographie symphonique et prépare l'auditeur à une expérience musicale nouvelle. Certes, Philippe Manoury n'est pas le premier à jouer ainsi de la spatialisation de l'œuvre symphonique.
Cependant, In situ va plus loin que la plupart de ces expériences, que la simple interaction entre groupes instrumentaux « dispersés dans l'espace ». Comme le compositeur le dit lui-même, « les lieux d'où proviennent les sons sont aussi importants que les sons eux-mêmes » : l'étonnante disposition des musiciens à l'arrière de la salle, en groupes non homogènes, donne une image comme diffractée de l'orchestre plus classiquement installé sur scène. Surtout, cela produit une image sonore extrêmement mobile, en jouant sur notre perception tant auditive que visuelle d'un orchestre « fixe » que l'on voit et d'un autre, hors de vue, qui semble perpétuellement se mouvoir et se réagencer.
« Très souvent j'ai dessiné les situations et les mouvements spatiaux avant d'avoir écrit la moindre note » dit encore Philippe Manoury : et de fait, In situ atteint des sommets de précision dans l'écriture comme dans la définition des sources sonores. À l'évidence, In situ ouvre à l'écriture symphonique des horizons nouveaux.
Il était du reste passionnant d'entendre cette œuvre, créée l'an dernier à Donaueschingen, précédée de Kraft de Magnus Lindberg qui « spatialise » aussi l'orchestre en le faisant éclater – et avec quelle énergie ! hors des limites de la scène (les musiciens, chef y compris, se déplacent vers la salle ou l'arrière-scène) et des capacités instrumentales (par un dispositif d'amplification). À trente ans de distance, ce sont deux jubilatoires réflexions sur l'orchestre, que proposait ce concert, merveille de programmation confiée à l'excellent chef espagnol Pablo Rus Broseta, ancien assistant de François-Xavier Roth, qui lui confiait donc la direction de l'Orchestre de la SWR, toujours aussi brillant défenseur des créations les plus audacieuses.
Le premier week-end de Musica proposait également pas moins de trois expériences scéniques. Outre Quai Ouest de Régis Campo (1), proposé en ouverture de saison de l'Opéra national du Rhin, le festival accueillait la création de Mitsou, histoire d'un chat, un « opéra-film ». Inspiré d'un recueil de dessins du jeune Balthus et de son amitiés avec Rainer Maria Rilke, l'œuvre traite d'une « brèche du temps » qui permettrait de revivre ses souvenirs. Le récit, qui n'est pas loin d'évoquer l'Alice de Lewis Carroll, est soutenu conjointement par le film (réalisé par Jean-Charles Fitoussi) et la musique de Claire-Mélanie Sinnhuber : le procédé est d'une séduisante étrangeté (dialogues du film porté depuis la fosse par les chanteurs, ni tout à fait parlés, ni tout à fait chantés, irruption du son direct du film dans la musique). Las, la musique cède peu à peu le pas aux images et se confond en un simple accompagnement des séquences, sans plus les traverser ni ouvrir quelque nouvelle brèche dans le discours filmique.
Finalement, c'est l'inclassable spectacle de Heiner Goebbels, Stifters Dinge, « théâtre sans acteur » qui convainc davantage. Sur scène, des objets – parmi eux cinq pianos, sans pianistes – dont le rôle et de s'exposer et de créer la musique. Mus comme par une main invisible – comme sont invisibles la voix du narrateur qui fait pénétrer les forêts romantiques d'Adalbert Stifter ou celle de Claude Lévi-Strauss – ces objets de théâtre forment dans l'esprit du spectateur un imaginaire de temps et de lumière. Tout alors est musique.
Le festival Musica se prolonge jusqu'au 10 octobre. Au programme notamment, une trilogie autour de Lulu (ciné-concert sur le film de G. W. Pabst, documentaire sur son actrice Louise Books et spectacle inédit de Martyn Jacques) et la création de La Haine de la musique de Daniel D'Adamo d'après l'essai de Pascal Quignard (le 9 octobre).
Jean-Guillaume Lebrun
32e Festival Musica : Strasbourg, les 25, 26 et 27 septembre 2014. Le festival se poursuit jusqu'au 10 octobre. www.festival-musica.org
Photo © DR
Derniers articles
-
19 Novembre 2024Alain COCHARD
-
18 Novembre 2024Alain COCHARD
-
16 Novembre 2024Frédéric HUTMAN