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Simon Rattle et Thomas Guggeis dirigent Boulez à la Philharmonie - Éclat et Notations : au cœur de l’orchestre boulézien – Compte rendu

 

 
 
Dans Éclat, qu’il crée en 1965, Pierre Boulez apporte tout à la fois sa réflexion de compositeur et sa pratique de chef d’orchestre (l’inverse, d’ailleurs, serait tout aussi vrai). Les sonorités de ces huit minutes de musique, avec leurs gestes résonants et leur arrière-plan aux timbres tenus, restent familières à qui s’intéressait à l’époque au compositeur du Marteau sans maître. Mais la façon d’aborder l’orchestre est absolument neuve. Car les quinze instrumentistes forment bien un orchestre, et pas un « ensemble instrumental ».
 
Cela tient à la disposition très précise que le compositeur assigne aux musiciens. Sur le plateau de la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie, les instruments disséminés semblent comme les ombres persistantes de l’orchestre symphonique – mais un orchestre bien singulier avec cymbalum, mandoline, guitare et force percussions. La distance entre les musiciens contribue à l’impression de temps suspendu et d’une musique toujours au bord de la surprise ; dans l’esprit de Pierre Boulez, Éclat était aussi un jeu où les gestes du chef incitent les musiciens à une réaction dans l’instant, le moment de ces interventions n’étant pas strictement mesuré. La direction de Simon Rattle met plutôt en scène sa parfaite entente avec les musiciens de l’Orchestre symphonique de Londres, sans rien de brusque, laissant s’épanouir les résonances.

 

Simon Rattle © Oliver Helbig

 
Glissements virtuoses d’une atmosphère à une autre

 
Composées entre 1978 et 1980 puis en 1997, les Notations assument quant à elles le (très) grand orchestre. Dérivées d’une des toutes premières œuvres de Pierre Boulez (les douze fois douze mesures des Notations pour piano de 1945), elles en sont une formidable explosion/expansion. L’interprétation de Thomas Guggeis (photo) à la tête d’un Orchestre national de France des grands soirs montre une musique devenue classique même si elle reste complexe (voir l’écriture extrêmement divisée des pupitres de cordes dans les Notations II et IV). Sous la direction ample du jeune chef allemand, ces cinq pages orchestrales sonnent comme une véritable leçon d’orchestration, une démonstration de ce qu’il était possible d’attendre d’une formation symphonique de haut niveau à la fin du XXe siècle.
Thomas Guggeis fait entendre une vision unifiée de l’orchestre tout en laissant transparaître tous les détails instrumentaux et rythmiques. La Notation VII, la dernière achevée par Pierre Boulez, témoigne aussi de l’évolution de son écriture, poussant toujours plus loin la prolifération du discours et l’élaboration des timbres ; c’est le sommet de cette interprétation. À sa mort, le compositeur a laissé inachevée la Notation VIII. Philippe Manoury en proposera une orchestration complète, prévue pour être créée en 2027 par l’Orchestre de Paris. En attendant, il livre ici Maelström, un bel hommage à Pierre Boulez, dont la grande densité n’est pas sans rappeler l’esprit des Notations. Cinq minutes seulement, mais pendant lesquelles l’orchestre opère des glissements virtuoses d’une atmosphère à une autre. Dans un effectif tout aussi pléthorique que celui des Notations, Philippe Manoury creuse des images sonores d’une grande force expressive – le piano et les percussions, puis les cordes en pizzicato (clin d’œil à la Musique pour cordes, percussions et célesta de Bartók) – qui se résolvent dans une succession d’éclats et de silences, où Thomas Guggeis et les musiciens font montre d’une maîtrise impressionnante.

Le concert du London Symphony Orchestra associait lui aussi à l’œuvre de Boulez la création d’un compositeur ami. Difficile en l’occurrence de confondre l’écriture de ces deux grands compositeurs-chefs d’orchestre que sont Pierre Boulez et George Benjamin. Cependant, ils cultivent tous deux leur liberté quand ils abordent le grand orchestre. Le compositeur britannique tire ces Interludes et aria de son opéra Lessons in Love and Violence, créé en 2018. Mais, ce faisant, il reconstruit toute une forme. Ce ne sont pas les saisissants interludes orchestraux de l’opéra qui forment la trame de cette nouvelle œuvre, mais différents moments pris dans le cours du drame. Le modèle en serait Berg, avec Lulu-Suite ou les Trois fragments de Wozzeck, avec l’air d’Isabelle comme nœud dramatique. L’écriture sur mesure de George Benjamin pour la voix de Barbara Hannigan se prolonge ensuite dans des variations orchestrales d’un lyrisme magnifié par Sir Simon Rattle.
 
Le parallélisme entre les deux concerts valait aussi pour l’inscription dans un répertoire large, avec Brahms d’un côté, Wagner de l’autre, histoire de rappeler que la volonté des compositeurs d’aborder de nouvelles frontières orchestrales n’est pas nouvelle. Dans la Quatrième Symphonie de Brahms, Simon Rattle revient à un élan romantique assumé. Chaque mouvement a sa couleur propre et le tout est d’une parfaite cohérence et nourri d’une extrême attention aux nuances, aux articulations ; de même pour le « Brahms joyeux » annoncé en bis : la Danse hongroise n° 3 où chef et orchestre montrent encore leur parfaite connivence.
 
Exceptionnelle magie lyrique
 
Avec l’Orchestre national de France on se rapprochait davantage du répertoire de Pierre Boulez avec le premier acte de La Walkyrie : une véritable symphonie lyrique sous la direction de Thomas Guggeis, qui n’élude pas, bien au contraire, les audaces orchestrales de Wagner. L’interprétation du chef de l’Opéra de Francfort est magistrale, précise, nuancée à l’extrême et d’une force dramatique jamais entamée. L’introduction aux violoncelles et contrebasses vaut ici toutes les mises en scène : Thomas Guggeis crée un paysage sonore idéal pour y accueillir les trois solistes. La basse Falk Struckmann chante Hunding avec une vigueur glaçante, tandis que le couple jumeau – Sieglinde et Siegmund – formé par la soprano Johanni van Oostrum et le ténor Klaus Florian Vogt s’épanouit au fil du livret, culminant dans le duo amoureux. Quand l’accord final de tout l’orchestre résonne dans la Grande Salle Pierre Boulez archi-comble, il semble que tout le monde, musiciens comme auditeurs, a bien conscience d’avoir vécu une heure d’exceptionnelle magie lyrique.
 
Jean-Guillaume Lebrun

 

> Les prochains concerts de musique contemporaine <

Paris, Philharmonie, 13 & 17 janvier 2025
 
Photo ©

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