Journal
Sonntag aus Licht de Stockhausen sous la direction de Maxime Pascal à la Philharmonie – D’un autre espace-temps – Compte-rendu
Karlheinz Stockhausen (1928-2007) a mis un quart de siècle – de 1978 à 2003 – à composer son cycle Licht, œuvre démesurée, sept opéras dont chacun porte le nom d’un jour de la semaine. Sans suivre la chronologie de la composition ni la succession des jours, Maxime Pascal (photo) et l’ensemble Le Balcon ont inauguré il y a cinq ans une interprétation, qui se poursuit jusqu’en 2026, de ces sept « journées ». Toutes s’approchent, mais chacune à sa manière, d’une forme d’art total.
Un vrai sens de l'espace
Donnerstag aus Licht (« Jeudi de Lumière »), première journée composée par Stockhausen (et choisie par Maxime Pascal pour lancer le cycle, en 2018, à l’Opéra-Comique), avait encore quelque chose de purement narratif, même si, déjà, le dédoublement instrumental et chorégraphique du personnage de Michaël, créait une ouverture vers une dimension spatio-temporelle autre. Au bout du chemin, Sonntag aus Licht (« Dimanche de Lumière ») ne s’embarrasse plus guère de récit ; partout où l’on se tourne, le monde est présent : on l’accueille, on le célèbre, on le représente – et surtout on le chante. De scène en scène (il y en a cinq), le compositeur renouvelle le langage, le pouvoir des mots et celui des sons, en même temps qu’il crée chez le spectateur un état de vigilance qui mobilise les sens. Ted Huffman, qui co-signe la mise en scène avec le chef Maxime Pascal, est sur une corde raide : les indications scéniques laissées par Stockhausen sont on ne peut plus précises mais il faut un vrai sens de l’espace pour les faire vivre dans le temps de la représentation, ce qu’il fait avec brio.
© Denis Allard
Formidable exercice de spatialisation
La première scène, Lichter-Wasser (« Lumières-Eaux), éclate l’orchestre au milieu du public. Éclater n’est en fait pas vraiment le mot. Les vingt-neuf musiciens sont disposés en étoile au milieu des fauteuils du parterre : dix-sept instruments du registre aigu, accompagnés d’un fanal bleu, symbolisent Michael et jouent sa « formule » musicale, douze autres, dans le grave, éclairés de vert, renvoient à la « formule » d’Ève. Deux chanteurs, Michiko Takahashi (Ève, soprano) et Hubert Mayer (Michaël, ténor), tournent autour de l’orchestre, approchent tel ou tel des instruments de son « miroir » instrumental en un ballet parfaitement réglé. C’est, mine de rien, un formidable exercice de spatialisation, l’oreille de l’auditeur suivant son œil (même si la spatialisation des voix vient parfois troubler cette belle incarnation) : la musique, passant d’instrument en instrument, imprime dans traces sonores fulgurantes dans la salle des concerts de la Cité de la musique. La cohésion des musiciens de l’Orchestre de chambre de Paris, rejoints par quelques solistes du Balcon, est remarquable, d’autant qu’elle ne s’appuie pas sur les réflexes symphoniques habituels mais sur une écoute de l’autre à travers l’espace.
© Denis Allard
Unisson magnifique
Pour la deuxième scène, sept groupes vocaux (émanations du chœur Le Balcon), chacun paré d’une couleur et d’une langue distinctives, interviennent successivement en sept vagues enchaînées. Ce sont les Anges associés à chaque jour de la semaine. Chaque groupe a sa façon d’équilibrer l’aigu et le grave dans leur chant de louange célébrant l’union d’Ève et Michaël. La construction polyphonique, proprement dramaturgique, est extraordinaire. Pas de haut-parleurs ici ni de synthétiseur comme dans la première scène, mais un choeur en tutti (l’impeccable chœur Stella Maris), posté au balcon, qui donne un cadre d’apparence presque immobile (on pense à Stimmung, du même Stockhausen, en 1968) aux mouvements chorégraphiques et vocaux des sept groupes d’anges. Il se dégage, en tout cas, une impression de plénitude lorsque ces interactions chorales aboutissent à l’unisson magnifique de tous les groupes, souvenir sonore indélébile sur lequel s’achève cette première soirée.
© Denis Allard
Des espaces ouverts à une musique infinie
Les trois dernières scènes font l’objet d’une seconde soirée, quelques jours plus tard, cette fois dans la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. On y retrouve les mêmes intentions : convergence du geste, du chant, des mots, des signes, des couleurs, mais aussi désormais des images, des parfums, de l’invisible… La scène 3 est ainsi une longue litanie, un enchaînement de mots célébrant Dieu à travers le monde créé, le cosmos, dont les éléments, sitôt énoncés, apparaissent à l’écran. Naïveté du propos et de sa redondance ? Oui, sans doute, mais transfigurée par la musique qui se joue alors entre le chant irrépressible (le ténor Hubert Mayer est encore une fois impressionnant), le jeu dansé de trois musiciens (cor de basset, flûte, trombone) et leur transformation électronique (via un modulateur à anneau) : la musique semble se recomposer en permanence, à mesure que se réorganisent les éléments invoqués. La scène suivante présente les signes, couleurs et parfums de chaque jour de la semaine. Pour cela, les six solistes vocaux brûlent successivement un parfum dont les effluves sont diffusés dans la salle. Cette scène très rituelle prend une dimension nouvelle quand retentit la voix puissante et acérée de l’alto Léa Trommenschlager (rôle d’Ève-Marie) qui rejoint la scène depuis le fond de la salle, avant l’arrivée de Michaël (chanté par un enfant) et sa traversée de la scène au côté d’un cheval blanc, ultime bascule onirique.
© Denis Allard
Chants d'amour superposés
La dernière scène est une apothéose. Le public l’entendra deux fois, en deux lieux : la Grande salle de la Philharmonie où joue l’orchestre (Le Balcon, augmenté d’élèves du Conservatoire) ; la Salle des concerts de la Cité de la musique, où chante la Maîtrise de Paris, remarquablement préparée par Olivier Bardot et Pierre-Louis de Laporte. Trente-cinq minutes d’une partition exigeante, distribuée en deux fois cinq groupes, chacun confié à un ou une cheffe. Depuis la Cité de la musique, on est subjugué par les chants d’amour (en cinq langues!) qui se superposent. Soudain, le chant est traversé par la partie instrumentale, qui fait irruption, par haut-parleurs et écran interposés, fragment d’un autre espace-temps. Réécouté depuis la Philharmonie, c’est désormais la construction complexe des échanges orchestraux qui fascine, sur laquelle viennent de loin en loin se poser les voix. Sonntag aus Licht ouvre ici des espaces à une musique infinie.
Jean-Guillaume Lebrun
Photo © Denis Allard
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