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Un interview de Vincent Beer-Demander, mandoliniste – Populaire et savant
A huit ans, un enfant qui choisit un instrument se tourne généralement vers le violon ou le piano… Vous, ce fut la mandoline, pourquoi ?
A Toulouse, la ville où j’ai grandi, on trouve le plus vieil orchestre de mandolines de France ; il a vu le jour en 1886. Au début des années 1990, le directeur de cet ensemble a décidé de créer une école de mandolines pour faire en sorte que l’orchestre puisse perdurer. Il est venu jouer dans mon école avec celui qui allait devenir mon premier professeur. A la fin du récital, il a demandé si certains d’entres-nous voulaient apprendre à jouer de la mandoline ; c’était quasiment gratuit, une vraie éducation populaire… Alors j’ai levé la main avec quelques uns de mes camarades. Je pense qu’un enfant n’a pas vraiment d’a priori concernant les instruments de musique. Il serait venu avec une clarinette, j’aurai joué de la clarinette …
La musique était déjà installée dans votre famille ?
Il n’y avait pas de prédisposition familiale particulière. Mon père était fonctionnaire et mélomane, ma mère professeur d’espagnol. Je fus le premier à pratiquer la musique… Mais pas le dernier puisque mon frère est devenu chanteur lyrique et que mes neveux, ainsi que mes enfants, sont désormais musiciens.
Votre relation avec Marseille a débuté avec ce siècle, non ?
Effectivement. Nommé au Conservatoire Pierre Barbizet, je suis arrivé à Marseille dans les années 2000 et c’est une ville qui m’a envoûté. J’habite en plein centre, à côté de l’Alcazar à deux pas du Conservatoire où j’enseigne et de la gare Saint-Charles d’où je pars lorsque je suis appelé à me déplacer ; la situation idéale, en quelque sorte. Pour la petite histoire je vis rue de la Providence, dans ce quartier de Belsunce où répète l’orchestre à plectres de Marseille depuis le début du 20e siècle, au Théâtre de l’Œuvre, rue Thubaneau.
Professeur au conservatoire où vous avez rouvert la classe de mandoline, vous avez aussi créé une académie, ce qui a du sens dans cette ville possédant une relation particulière avec l’instrument …
J’ai tenu à créer une académie de mandolines à Marseille ; elle est une école populaire, dans l’esprit de ce que j’ai connu à Toulouse, qui se fédère autour d’un orchestre et de la pratique collective. Parallèlement à cette action d’éducation populaire je suis effectivement enseignant au Conservatoire de la ville où j’ai eu la chance de pouvoir rouvrir la classe qui avait été créée en 1921. On va donc en fêter le centenaire cette année et c’est très important car c’était, à l’époque, la seule et unique classe de mandoline au monde située dans un conservatoire. Il y a un réel phénomène historique autour de l’instrument de la pratique méditerranéenne de la mandoline à Marseille. Pour l’expliquer, il faut resituer le contexte historique. L’immigration italienne de la fin du 19e siècle et début du 20e est à l’origine de l’arrivée nombre de virtuoses. Parmi les musiciens célèbres issus de cette immigration napolitaine, on peut citer Vincent Scotto qui jouait de la mandoline. Il faisait partie d’un quatuor à plectres aux côtés du réputé Laurent Fantauzzi arrivé, lui, en 1899 à Marseille. Un mandoliniste d’exception pour qui le maire de l’époque, Siméon Flaissières, décidait de créer une classe au conservatoire. A cette époque, Marseille comptait des centaines, voire des milliers de mandolinistes ; il y avait des orchestres dans tous les quartiers.
Il existe une littérature baroque et une autre contemporaine pour la mandoline, mais peu de choses entre les deux. Comment l’expliquez vous ?
En fait, l’instrument a été un peu mis en marge depuis le 18e siècle mais il a toujours existé et des compositeurs n’ont pas hésité à le mettre à contribution comme Paganini, Hummel ou Beethoven, puis les grands orchestrateurs l’ont utilisé pour son timbre musical et sa sonorité si particulière je pense à Mahler, Stravinski ou encore Prokofiev et même Verdi. A partir du milieu du 19e siècle ce sont des spécialistes napolitains comme Raffaele Calace ou Carlo Munier qui nous ont transmis une littérature très abondante. Les deux étaient des virtuoses extraordinaires aussi célèbres que le violoniste Pablo de Sarasate. Depuis 20 ans, en France particulièrement, nous assistons au renouveau de l’instrument avec un travail qui s’effectue d’une part, sur la musique dite contemporaine avec des œuvres de compositeurs comme Boulez, Berio, Ligeti, et d’autre part avec des compositeurs plus populaires. Ce sont, entre autres, des collaborations que j’ai initiées il y a quelques années avec Vladimir Cosma, Claude Bolling, Ennio Moriccone, Francis Lai, Lalo Schifrin, Jean-Claude Petit ou encore Richard Galliano. Ces compositeurs connus et aimés du grand public ont permis d’ouvrir une nouvelle dimension à la mandoline, celle des œuvres populaires ; c’est ce qui a guidé ma démarche.
N’avez-vous pas la crainte d’associer un peu trop fortement mandoline et 7ème art ?
Mon propos n’est pas évident à comprendre et génère parfois de petits quiproquos. En fait, à l’époque, je voulais demander à un grand compositeur populaire d’écrire un concerto, donc une œuvre de musique savante, pour mandoline et orchestre symphonique. C’est Vladimir Cosma que j’ai sollicité le premier et qui a merveilleusement répondu à cet appel ; et de là a découlé tout le reste. Comme le milieu musical est petit, Bolling l’a appris. Cosma ayant été l’assistant de Bolling, ce dernier a été un peu piqué au vif et s’est dit qu’il était capable, lui aussi de le faire; puis il y a eu Jean-Claude Petit… C’est comme un engrenage qui s’est activé; certes j’avais plus ou moins sollicité les compositeurs mais certains m’ont spontanément proposé d’écrire. Et je me suis retrouvé avec un corpus d’œuvres composées par des auteurs principalement connus du 7ème art. Mais ce n’était pas un souci. Je ne leur ai jamais demandé d’écrire de la musique de film ou d’adapter des thèmes cinématographiques ; qu’un mandoliniste de Marseille les sollicite pour des œuvres de musique savante, c’est ce qui les a interpellés.
Vous ne vous cantonnez donc pas à un seul genre ?
Aujourd’hui, pour moi, l’esthétisme c’est du passé ; ce qui pouvait être un problème philosophique dans les années 1970-1980, c’est à dire « il ne faut pas jouer telle musique parce que c’est old school », c’est terminé. L’universalité, la mondialisation de la musique et la fusion entre les styles ont créé de nouveaux genres. Personnellement je continue le travail avec des compositeurs de musique d’aujourd’hui ; François Rossé vient d’écrire pour moi un hommage à Olivier Messiaen et je fais partie de l’ensemble C Barré qui est associé au Gmem CNCM de Marseille. Mais comme j’ai eu la chance d’avoir accès aux compositeurs évoqués plus haut, et qui n’écrivent pas comme ça pour le premier venu, j’en ai profité. Les Bolling, Cosma, Petit, Schifrin c’est un peu comme si on avait trouvé une lignée de compositeurs désirant écrire pour la mandoline dans un style français ; ils comblent un vide. Car il y a un manque énorme au niveau du répertoire, celui de l’école française avec les Ravel, Debussy ou Poulenc ainsi que les impressionnistes depuis le début du 20e siècle jusqu’aux années 1950. A cette époque les mandolinistes étaient trop occupés à jouer des fantaisies virtuoses et des airs d’opéra pour se préoccuper de commander des œuvres…
Darius Milhaud, musicien méditerranéen, n’a donc jamais composé pour la mandoline…
Effectivement, et c’est dommage. Si je l’avais connu, je crois que je l’aurais harcelé pour qu’il le fasse.
En fait l’histoire de cette collaboration est un peu folle. Nous devions nous rencontrer à Paris où il recevait les insignes de commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres et ce rendez-vous a été annulé en dernière minute. J’y suis allé au culot et je l’ai attendu dans le hall de son hôtel. Lorsqu’il est revenu du Ministère où avait eu lieu la cérémonie, je me suis présenté à lui. Sa femme lui a dit qu’il avait vingt minutes à me consacrer pendant qu’elle faisait les valises. J’ai joué pour lui ; il a été convaincu. Six mois plus tard je recevais son Concerto del Sur que nous avons créé au Festival de Chaillol en 2018, puis donné à l’ambassade de France à Washington l’année suivante. Nous devrions l’enregistrer prochainement avec l’Orchestre de Région de Cannes.
Nicolas Mazmanian, pianiste et compositeurs marseillais, est aussi au programme de ce CD…
En fait Nicolas Mazmanian, qui avait déjà composé pour moi, est la première personne à qui j’ai montré la partition de Lalo Schifrin. Nous sommes collègues de travail et amis, il est un compositeur et un musicien de talent ; c’est quelqu'un de formidable il fait partie des artistes dont Marseille peut être fière. Ensemble nous avons travaillé sur cette œuvre et l’avons adapté en sonate. Lalo Schifrin, il ne faut pas l’oublier, a étudié avec Olivier Messiaen. Il a pleuré lorsqu’il a entendu l’œuvre pour la première fois. C’est cette sonate que nous avons enregistrée sur ce CD. Mais il y a aussi plusieurs variations composées par Nicolas qui font référence à la vie de Lalo : à Mission impossible, à l’Argentine, au Tango, à Messiaen, à Bach …
Maison Bleue édite ce CD ; ce label vous l’avez créé il y a près de deux ans, pour quelle raison ?
En fait j’ai créé ce label non pas pour mener une politique commerciale de sorties de disques mais pour faire en sorte que la mandoline puisse s’exprimer auprès du plus grand nombre d’auditeurs, pour qu’elle soit au même niveau que les autres instruments… Et pour être autonome dans mes choix, depuis les programmes jusqu’à l’illustration de la pochette. 100% made in Marseille. Je conçois la vie musicale comme une succession de rencontres enrichissante et j’aime bien graver ces moments. Je crois beaucoup à l’accomplissement du processus complet d’une œuvre ; vous la commandez, vous la travaillez avec le compositeur, puis vous la créez, vous l’éditez et vous la gravez… Elle appartient alors à tout le monde !
Propos recueillis par Michel Egéa, le 6 février 2021
Photo © Raphaël Arnaud
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