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​Voyage d’automne de Bruno Mantovani en création au Théâtre du Capitole de Toulouse - La nuit au bout du voyage - Compte-rendu

 
Un héros ou une héroïne lyrique est généralement un personnage rayonnant. Qu’il soit bon ou cruel, Tamino ou Médée, importe peu. Après avoir sacrifié à cette tradition dans son précédent opéra, Akhmatova (2011), qui faisait de la poétesse l’incarnation de la résistance par la beauté au totalitarisme, Bruno Mantovani lui tourne aujourd’hui le dos en choisissant de faire le récit du voyage de cinq écrivains français au cœur de l’Allemagne nazie, à l’automne 1941.
Pour conter cette virée crépusculaire, le compositeur s’est appuyé un ouvrage précisément documenté de François Dufay (1962-2009) qui retrace la traversée de l’Allemagne, à l’initiative du Ministre de la Propagande Joseph Goebbels, par Marcel Jouhandeau, Jacques Chardonne, Ramon Fernandez, Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach (ainsi qu’Abel Bonnard et André Fraigneau que le livret n’ a pas retenus). Rien de solaire dans ces cinq personnages en quête de gloire, que le livret de Dorian Astor croque à grands traits tout en essayant d’en faire transparaître quelques éclats de style.
Si un personnage lyrique se révèle en s’adressant aux autres, c’est ici peine perdue. Chacun s’enfonce dans son égotisme en même temps que dans la boue, aveugle au monde, sourd au drame de leur temps. La seule relation où le sentiment aurait sa place semble être celle de Jouhandeau avec leur cicérone, Gerhard Heller, l’agent du Reich responsable de la censure littéraire à Paris – mais même là semble planer le mensonge.

 

© Mirco Magliocca

Distribution sans faute
 
Le choix des voix pour incarner cette désobligeante galerie de portrait est sans surprise, d’autant que Bruno Mantovani dit s’être inspiré des témoignages enregistrés de chacun d’entre eux. Yann Beuron est ainsi tout à fait crédible en Drieu, lyrique désabusé, ou Stephan Genz dans le rôle de Heller, insinuant entre charme et dureté. Enguerrand de Hys, qui incarne le jeune poète nazi Hans Baumann, et Jean-Christophe Lanièce, convaincant dans le rôle assez ténu de Brasillach complètent cette distribution sans faute.
 À plusieurs reprises dans l’opéra, Jacques Chardonne et Ramon Fernandez partagent les mêmes mots. Le baryton-basse Vincent Le Texier et le ténor Emiliano Gonzalez-Toro forment alors comme un chœur, représentation en modèle réduit de cette équipée qui plonge sans vergogne dans l’ignominie. L’idée est excellente, en termes de dramaturgie. Elle produit aussi son effet musicalement, d’autant que ces passages arrivent après que les personnages ont été exposés, caractérisés, croqués à la fois par leur timbre, leur chant, leur jeu scénique et leurs costumes. On se dit pourtant que Bruno Mantovani pourrait aller plus loin. Attentif – et c’est louable – à garder le texte constamment compréhensible, il semble s’interdire toute surprise dans les lignes vocales, qui se resserrent souvent en une sorte de Sprechgesang. C’est particulièrement sensible dans le trio du 2tableau, où Fernandez, Chardonne et Marcel Jouhandeau (le baryton Pierre-Yves Pruvot) célèbrent par leurs chants parallèles leur désir de se jeter dans les bras des vainqueurs :

« Je boirai le lait noir de la nouvelle Allemagne
u sein de la terrible maîtresse ! / Je verrai sans espoir cette nouvelle Allemagne
redresser ma sublime paresse ! / Je languis de revoir ce fils de l’Allemagne, de cacher ma subtile détresse ! » puis « Je veux jouir et pourrir en illustre écrivain / Je veux vivre et mourir en illustre écrivain / Je veux rire et souffrir en secrète putain ».

Textes homophoniques et voix superposés ne sont guère plus ici qu’un laborieux exercice, qu’une écriture plus variée, plus finement architecturée, aurait pu rendre beaucoup plus tragique.
 
 

© Mirco Magliocca

L’orchestre comme machinerie dramatique
 
Le compositeur avoue lui-même avoir eu beaucoup de difficultés à se lancer dans l’écriture de l’œuvre, et n’y être parvenu finalement qu’en se lançant d’abord dans la composition des interludes symphoniques. C’est en effet la part la plus saillante, la plus agile et variée de l’ouvrage. On y reconnaît la patte de l’auteur, cette musique qui fuse et offre toute une machinerie dramatique parfaitement à sa place dans la fosse d’un opéra. Bruno Mantovani use – et abuse un peu parfois – de procédés (accélérations/ralentissements, articulations soulignées par le percussions, grands arpèges des bois…) qui indiquent pleinement le contexte sans pour autant céder à la simple illustration (on se prend à rêver d’une musique qu’il composerait pour le cinéma). Dans la fosse, Pascal Rophé, qui connaît bien cette musique (il a notamment créé la Symphonie n° 1 ou l’opéra Akhmatova), y trouve immédiatement ses marques, le langage n’ayant pas fondamentalement changé au cours des deux dernières décennies. Et il fait sonner avec précision et beaucoup de densité l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, très concentré tout au long de l’ouvrage.
 
Mais ces interludes, qui sont bien plus que des musiques de transition d’une scène à l’autre, ne parviennent pas vraiment à se transformer en symphonie lyrique, à ensemencer les parties vocales, qui soufrent alors d’une certaine monotonie, que ne vient essentiellement rompre que le chœur (qui figure la foule endoctrinée, avec sa façon terrible, bien éloignée de la poésie, de hurler « Dichtertreffen » [rencontre de poètes]). Bruno Mantovani en a-t-il eu conscience, quand il confie le rôle de Wolfgang Göbst, avatar méphistophélique de Goebbels à un contre-ténor, l’excellent William Shelton ? En tout cas, cela plonge, au 2acte, l’opéra dans une dimension fantastique, qui se confirme quand vient s’ajouter, en total contraste avec le quintette d’hommes de lettres, une figure féminine.
 

© Mirco Magliocca

 
 La soprano Gabrielle Philiponet apparaît par trois fois dans le rôle de la Songeuse : d’abord, sans parole, lors d’un interlude (tableau IV), portée par l’orchestre ; puis, au 2acte, dont elle colore la conclusion de mystère en énonçant les premiers vers d’un poème (« La Songeuse ») de Gertrud Kolmar, poétesse morte en déportation à Auschwitz en 1943. À la fin du 3acte, elle fera entendre l’intégralité du poème dans le plus beau moment mélodique de ce Voyage d’automne, un long lied symphonique qui nous rappelle rétrospectivement, que nous n’aurons entendu, de la bouche des « grands écrivains » (auto)proclamés qui étaient du voyage, que quelques aphorismes, au pire triviaux, au mieux précieux.
 

© Mirco Magliocca

Une mise en scène parfois saisissante mais confuse
 
Les apparitions de la Songeuse suspendent l’action, triomphent de la conversation en musique. C’est une chance pour la musique, mais un défi pour la mise en scène. Marie Lambert-Le Bihan s’est emparé du livret avec de nombreuses idées scénographiques, tel ce cylindre qui occupe le centre de l’espace scénique, tour à tour évocation d’un livre, table ou lit, écrasant dans tous les cas pour les personnages qui s’y aventurent. Toutefois, à rester dans une approche essentiellement symbolique, tout en collant à la réalité prosaïque du voyage, la mise en scène se fait confuse – voire parfois grotesque dans son imagerie – mais débouche par endroits sur des visions de cauchemar, proprement faustiennes, particulièrement saisissantes, où les personnages sur scène sont déjà hors du monde (Brasillach fusillé, Drieu suicidé). Arrivé à son terme, ce Voyage d’automne, pour imparfait et inabouti qu’il soit par moments, demeure une expérience lyrique forte, portée par une distribution très impliquée.
 
Jean-Guillaume Lebrun

 

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Bruno Mantovani : Voyage d’automne – Toulouse, Opéra national du Capitole, 22 novembre ;  prochaines représentations les 26 et 28 novembre 2024 // https://opera.toulouse.fr/voyage-dautomne-6732968/
 
 
Photo © Mirco Magliocca
 
 
 
 
 

 

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